Désireux de reprendre la main, le chef de l’Etat s’apprêtait à promouvoir à Matignon le ministre des armées démissionnaire, Sébastien Lecornu. Mais, face aux menaces de rupture de son allié, le président de la République a finalement cédé.
Il est tout juste 17 heures, ce vendredi 13 décembre, lorsque le nouveau premier ministre, François Bayrou, traverse seul, une main dans la poche de son manteau, le regard un peu perdu, la cour de l’hôtel de Matignon. Il revient des obsèques de son ami Jean-Pierre Rioux, historien et adhérent du MoDem depuis sa création, qui ont eu lieu un peu plus tôt en l’église Saint-Jean de Montmartre, à Paris.
Michel Barnier, qui a fait dérouler le tapis rouge pour son successeur dans la matinée sans savoir qui l’emprunterait, ni à quelle heure, attend le Béarnais, dans une « fraîcheur roborative », dira-t-il dans son bref discours de passation des pouvoirs. « Je savais depuis le premier jour, le 5 septembre, que le temps de mon gouvernement était compté », dit le Savoyard, victime d’une motion de censure votée par une « alliance improbable » entre le Nouveau Front populaire et le Rassemblement national (RN), mais « la politique ne peut pas se réduire à un champ de manœuvres, dans une sorte d’entre-soi d’où les citoyens sont exclus », met-il en garde au moment de passer le relais.
François Bayrou, qui était déjà au gouvernement il y a plus de trente ans, lors de ses quatre années à la tête du ministère de l’éducation nationale (1993-1997), se retrouve au pied, réalise-t-il, d’un « Himalaya de difficultés ».
La dette d’abord, « une question qui pose un problème moral, pas seulement financier », affirme celui qui avait fait du déficit public le thème principal de sa campagne présidentielle, en 2007 ; quelques heures plus tard, lors d’une annonce surprise, l’agence Moody’s allait d’ailleurs dégrader la note souveraine de la France. Le « mur de verre qui s’est construit entre les citoyens et le pouvoir » ensuite, auquel il veut s’attaquer. Le démocrate-chrétien rappelle enfin la « promesse » d’Emmanuel Macron, en 2017, de « rendre des chances à ceux qui n’en ont pas », qu’il considère comme un « devoir sacré ».
En ce 13 décembre, jour anniversaire de la naissance, à Pau, d’Henri IV, dont il s’est fait le biographe, le Béarnais promet enfin d’œuvrer à la « réconciliation ». Comme le « Vert Galant » quatre siècles plus tôt, « un des seuls amis qu[’il a] eus toute [s]a vie »…
Un éprouvant bras de fer
Multipliant dans son discours les « si je peux » et les « j’essaierai », François Bayrou est, ce vendredi, d’une rare humilité. Il est vrai que sa nomination, dans des conditions rocambolesques quelques heures plus tôt, est le résultat d’un éprouvant bras de fer. Il est 8 h 30, vendredi, quand la DS du haut-commissaire au plan s’engouffre dans la cour de l’Elysée. Rentré la veille d’un voyage éclair à Varsovie, Emmanuel Macron l’a appelé dans la soirée pour le prier de le retrouver à la première heure rue du Faubourg-Saint-Honoré.
Ce matin-là, au terme de dix jours de réflexion, le président de la République a convoqué son allié historique pour lui annoncer, contre toute attente, que ce n’est pas lui qui succédera à Michel Barnier. Il lui signifie son intention de nommer le ministre de la défense démissionnaire, Sébastien Lecornu, 38 ans, qui l’accompagnait récemment en voyage officiel en Arabie saoudite. Une humiliation pour le Béarnais, qui convoitait le poste et s’y préparait, et qui considère Sébastien Lecornu comme un « courtisan ».
Mais, après trois longs mois éloigné du vrai pouvoir, durant lesquels il n’a pu qu’observer de loin Michel Barnier, de l’autre côté de la Seine, remettre en cause les fondamentaux du macronisme, Emmanuel Macron estime qu’il est temps de reprendre les commandes. Il veut un chef de gouvernement conciliant, un macroniste pur sucre, qui partage ses vues et mette en œuvre ses recommandations. « Le président préfère Seb », confiait déjà, peu après la censure, une ancienne ministre, proche du couple présidentiel.
« Depuis la censure, Emmanuel Macron pense qu’il va reprendre la main », observe, un brin effaré, un ami d’Alexis Kohler, le secrétaire général de l’Elysée. Une partie de son entourage politique l’y pousse. « Ça suffit de mettre un genou à terre. Emmanuel Macron doit assumer et avancer », appuyait par exemple, plus tôt dans la semaine, l’ancien député (Renaissance) de l’Hérault Patrick Vignal, proche du chef de l’Etat, persuadé qu’il n’y aurait plus, désormais, de censure du gouvernement.
Certes, le maire de Pau est un allié de la première heure, dont le soutien a été décisif en 2017. Mais c’est aussi « une personnalité », fait observer un conseiller élyséen, qui pourrait tenir tête au président de la République s’il était premier ministre. Et il reste poursuivi en justice dans l’affaire des assistants parlementaires européens du MoDem, pour laquelle il devra être jugé une nouvelle fois, le parquet ayant fait appel de la relaxe prononcée à son égard en février.
« Si vous ne me nommez pas, je retire mes billes »
Vendredi matin, en tout cas, face à cet homme qu’il a fait roi, François Bayrou entre dans une colère froide. Plus que jamais le fondateur et président du MoDem pense que la France doit être gouvernée au centre pour retrouver une stabilité politique envolée depuis la désastreuse dissolution du 9 juin, et qu’il est l’homme de la situation. Il y réfléchit depuis des semaines, se référant à Charles de Gaulle, qui rejetait les « marchandages » et les « arrangements » entre les partis politiques. Le démocrate-chrétien considère par ailleurs qu’il a une valeur propre par rapport au chef de l’Etat, qui lui permettra de servir de paratonnerre et de protéger ce dernier dans les tempêtes politiques à venir. Tandis qu’un « bébé Macron » rendra ce dernier vulnérable.
La discussion entre les deux hommes, tendue, dure près de deux heures. Pour la première fois depuis 2017, François Bayrou menace de rompre, assuré que son parti suivra. « Je vous ai rejoint pour faire de grandes choses, pas de petites choses, lance-t-il à l’hôte de l’Elysée. Donc c’est très simple : si vous ne me nommez pas, je retire mes billes. »
A en croire les proches du chef de l’Etat, ce dernier a besoin de sonder les responsables du camp présidentiel. Il répète depuis dix jours qu’il veut un nom « qui vole », c’est-à-dire qui puisse fédérer autour de lui une majorité suffisante à l’Assemblée nationale pour échapper à une censure.
Sébastien Lecornu a toute sa confiance, et l’appui du parti Les Républicains (LR), sa famille d’origine, mais il est rejeté par la gauche. Dans la matinée, Emmanuel Macron échange avec Roland Lescure, qui se définit comme la « quintessence du “marcheur” ». Le nom du député (Renaissance) des Français de l’étranger (circonscription d’Amérique du Nord) a été poussé par certains conseillers de l’Elysée, provoquant un tir de barrage immédiat de LR et du RN. « Qu’est-ce qu’il connaît de la France ? », a interrogé le député (RN) de la Somme Jean-Philippe Tanguy sur BFM-TV, jugeant l’idée « épouvantable ».
« Le président n’en voulait pas »
La réflexion du président de la République mûrit très vite, car déjà les médias distillent l’information selon laquelle il a récusé le Béarnais. Sur les plateaux de télévision, le député (MoDem) du Loiret Richard Ramos explique que « des gens avaient peut-être peur de la liberté de François Bayrou ». Emmanuel Macron rappelle le centriste quinze minutes après son départ, et lui demande de revenir à l’Elysée à 11 h 30. Sa décision est prise : François Bayrou occupera Matignon.
« C’est un homme qui en impose », ironise-t-on au palais, laissant entendre que l’agrégé de lettres classiques aurait forcé la main du chef de l’Etat. « François a une force de persuasion et des convictions. Certains disent des “coups de colère”… », commente Erwan Balanant, député (MoDem) du Finistère. Une lecture de cet incroyable retournement qui plaît aux amis du désormais premier ministre.
En s’imposant au chef de l’Etat, François Bayrou a « affirmé d’emblée son autonomie, car il est désormais de notoriété publique que le président n’en voulait pas », affirme un intime du maire de Pau. De quoi permettre au premier ministre de ne pas être seulement perçu comme l’homme du président, dans l’opinion.
Ce n’est pas la première fois qu’un président de la République est ainsi « retourné » et se fait imposer pour Matignon une personnalité dont il ne voulait pas. En 2005, Dominique de Villepin, alors ministre de l’intérieur, avait convaincu Jacques Chirac de le nommer premier ministre, alors que ce dernier avait choisi Michèle Alliot-Marie.
« Sortir de l’impasse institutionnelle »
Il est un peu plus de midi, vendredi, lorsque François Bayrou quitte le palais, heureux, sûr d’occuper enfin le poste convoité, tandis qu’Emmanuel Macron rejoint la salle des fêtes de l’Elysée, où s’impatientent la maire de Paris, la socialiste Anne Hidalgo, l’ex-ministre de l’intérieur Gérald Darmanin, et même celui qui est encore le locataire de Matignon, Michel Barnier, venus assister à la remise de la Légion d’honneur au président du Comité international olympique, Thomas Bach. « Le 14 septembre, vous remettiez la Coupe olympique au peuple français. Trois mois plus tard, c’est le peuple français qui vous sacre, pour votre engagement, votre sens de l’excellence, votre amitié », récite le chef de l’Etat, tandis qu’une alerte s’affiche sur les téléphones portables des invités : « François Bayrou vient d’être nommé à Matignon. » Michel Barnier ne restera pas au déjeuner prévu à l’Elysée après la cérémonie, préférant retrouver, pour la dernière fois, ses équipes à Matignon.
Dès vendredi soir, François Bayrou s’est attelé à la composition de son cabinet. Il a aussi reçu le ministre de l’intérieur démissionnaire, Bruno Retailleau, en vue de la formation de son gouvernement. Un tête-à-tête qui a permis d’engager « une discussion essentielle sur le cap à tenir pour sortir la France de l’impasse institutionnelle », selon l’entourage du Vendéen, auquel François Bayrou avait rendu visite, place Beauvau, à l’automne. Ces discussions vont continuer dans les jours qui viennent, mais le gouvernement ne devrait pas être formé avant la semaine prochaine.
Emmanuel Macron a demandé par ailleurs à son premier ministre de mener des réunions « format Elysée », reproduisant le modèle de la consultation organisée mardi 10 décembre avec les responsables des formations politiques représentées au Parlement, hors La France insoumise et le RN. « Ces négociations de partis, où chacun a ses lignes rouges, c’est pour moi inimaginable, ça ne peut pas marcher », affirmait cependant le centriste dans les jours précédant sa nomination, devant quelques journalistes.
« Bayrou peut surprendre et durer », se réjouit par avance son ami Daniel Cohn-Bendit, ancien eurodéputé écologiste, qui avait écrit, le 10 août, avec le politologue Zaki Laïdi, une lettre au président de la République pour le persuader de nommer François Bayrou à Matignon, et rêve déjà d’une conférence sociale sur les retraites et de la proportionnelle. Car « Macron n’est plus à la barre et Bayrou sera un premier ministre libre ».