Vers un printemps électoral

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Le Monde Diplomatique

Dossier : une Union à refaire

Ben Zank. – « Almost Nowhere » (Presque nulle part), de la série « Alterego », 2016

Planétaire, la crise financière de 2008 — le 1929 de notre génération — a déclenché une réaction en chaîne dans toute l’Europe. À l’orée de 2010, elle avait déjà sapé les fondations de la zone euro, conduisant les membres de l’establishment à enfreindre leurs propres règles afin de sauver la mise à leurs amis banquiers. En 2013, l’idéologie néolibérale qui avait jusqu’alors légitimé la technocratie oligarchique de l’Union européenne était en lambeaux, après avoir plongé des millions de personnes dans la misère. Et cela en application des politiques officielles : le socialisme pour les financiers et une austérité implacable pour le plus grand nombre. Ces politiques ont été menées aussi bien par les conservateurs que par les sociaux-démocrates. Au cours de l’été 2015, la capitulation du gouvernement Syriza, en Grèce, a eu pour effet de diviser et de démoraliser la gauche. Elle a anéanti l’espoir éphémère de voir des progressistes surgis des rues et des places modifier les rapports de forces en Europe.

Depuis, la colère exacerbée par le désespoir a laissé un vide, rapidement comblé d’un bout à l’autre de l’Europe par la misanthropie organisée d’une Internationale nationaliste qui enchante le président américain Donald Trump. Plombée par un establishment qui rappelle de plus en plus la malheureuse république de Weimar, ainsi que par le racisme qu’engendrent les forces déflationnistes, l’Union se fissure. La chancelière allemande se dirige vers la sortie, le projet européen du président français s’avère mort-né ; les élections au Parlement européen du mois de mai prochain offrent la dernière occasion, pour les progressistes, de peser au niveau paneuropéen.

Dès sa naissance, en 2016, le Mouvement pour la démocratie en Europe 2025 (DiEM25) s’est donné pour objectif de saisir cette chance (1). Dans un premier temps, nous avons préparé notre programme, le « New Deal pour l’Europe ». Nous avons ensuite invité d’autres mouvements et partis à l’enrichir et à créer avec nous notre Printemps européen, première liste transnationale de candidats défendant un programme commun à l’échelle européenne. En préalable à la discussion de ce projet, la gauche doit aborder de front deux dossiers brûlants qui la divisent et qui affaiblissent les progressistes un peu partout sur le continent : le problème des frontières et la question de l’Union.

Une chose très curieuse s’est produite ces dernières années : de nombreux citoyens de gauche ont été conduits à penser que des frontières ouvertes nuisaient à la classe ouvrière. « Je n’ai jamais été pour la liberté d’installation », a plusieurs fois affirmé M. Jean-Luc Mélenchon (La France insoumise). Intervenant au Parlement européen en juillet 2016 sur la question des travailleurs détachés, il déclarait que, chaque fois que l’un de ces derniers arrive, « il vole son pain aux travailleurs qui se trouvent sur place ». Des propos qu’il a regrettés ultérieurement, même si son analyse quant aux effets des migrations sur les salaires nationaux n’a pas changé.

Ce débat n’est pas nouveau. En 1907, Morris Hillquit, le fondateur du Parti socialiste d’Amérique, déposa une résolution visant à mettre fin à « l’importation délibérée de main-d’œuvre étrangère à bon marché » en faisant valoir que « les migrants constitu[aient] sans en être conscients un gisement de briseurs de grève ». Ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est qu’une bonne partie de la gauche semble avoir oublié la très vive critique de Lénine, formulée en ces termes en 1915 : « Nous pensons que l’on ne peut pas être internationaliste et en même temps favorable à de telles restrictions… De tels socialistes sont en réalité des chauvins. »

Dans un article daté du 29 octobre 1913, Lénine avait fourni le contexte : « Il ne fait aucun doute que seule la pauvreté extrême peut contraindre les gens à abandonner leur terre natale, et que les capitalistes exploitent les travailleurs immigrés de la plus honteuse des manières. Mais seuls les réactionnaires peuvent refuser de voir la signification progressiste de cette migration moderne des nations. Le capitalisme attire les masses de travailleurs du monde entier. Il brise les barrières et les préjugés nationaux, et il unit les travailleurs de tous les pays. »

La vie de la majorité des citoyens peut être améliorée dans le cadre des règles existantes

Le mouvement DiEM25 reprend l’analyse de Lénine : les murs qui entravent la libre circulation des personnes et des marchandises sont une réponse réactionnaire au capitalisme. La réponse socialiste consiste à abattre les murs, à permettre au capitalisme de s’autodétruire pendant que nous organisons la résistance transnationale à l’exploitation. Ce ne sont pas les migrants qui volent les emplois des travailleurs locaux, mais les politiques d’austérité des gouvernements, qui s’inscrivent dans la lutte des classes engagée au profit de la bourgeoisie nationale.

C’est pourquoi nous ne permettrons pas à une forme « allégée » de xénophobie de contaminer notre programme. Comme le dit Slavoj Žižek, le nationalisme de gauche n’est pas la bonne réponse au national-socialisme. Notre position sur les nouveaux arrivants tient en deux points : nous refusons de faire le tri entre migrants économiques et réfugiés, et nous demandons à l’Europe de les laisser entrer (#LetThemIn).

Des camarades de divers pays nous considèrent comme des utopistes. Selon eux, Bruxelles n’est pas réformable. Si c’est le cas, la meilleure réponse des progressistes est-elle d’œuvrer pour le « Lexit », c’est-à-dire une campagne de la gauche pour une désintégration maîtrisée de l’Union ?

Je garde un souvenir ému de mes interventions en Allemagne devant des salles pleines à craquer au lendemain de la capitulation de Syriza face à Mme Angela Merkel et à la « troïka » (2). Les personnes présentes expliquaient que ce qui avait été fait à la Grèce ne l’avait pas été en leur nom, au nom du peuple allemand. Je me souviens à quel point elles furent soulagées d’apprendre que DiEM25 avait lancé un appel à créer un mouvement transnational afin de prendre le contrôle des institutions de l’Union — Banque européenne d’investissement (BEI) et Banque centrale européenne (BCE) — et de les redéployer dans l’intérêt de tous les citoyens. J’ai encore en mémoire l’allégresse de nos camarades allemands quand leur fut soumise l’idée de présenter aux élections européennes des candidats grecs en Allemagne et des candidats allemands en Grèce. Il s’agissait de montrer que notre mouvement est transnational, qu’il entend s’approprier ici et maintenant les institutions de l’ordre néolibéral. Non pas pour les détruire, mais pour les mettre au service du plus grand nombre à Bruxelles, à Berlin, à Athènes et à Paris. Partout.

Maintenant, imaginez ce que, par contraste, ils auraient ressenti si je leur avais tenu le discours suivant : « L’Union n’est pas réformable et doit être dissoute. Nous, les Grecs, nous devons nous replier sur notre État-nation et essayer d’y construire le socialisme. À vous d’en faire autant ici, en Allemagne. Puis, une fois que nous aurons gagné, nos délégations se rencontreront pour discuter de la collaboration entre nos nouveaux États progressistes souverains. » Sans aucun doute, nos camarades allemands auraient perdu leur tonus et seraient rentrés chez eux démoralisés à la perspective d’affronter l’establishment allemand en tant qu’Allemands et non comme membres d’un mouvement transnational.

Si mon analyse est correcte, peu importe de savoir si l’Union est réformable ou pas. Ce qui compte, c’est de mettre en avant des propositions concrètes sur ce que nous ferions des institutions européennes. Non pas des propositions farfelues ou utopiques, mais des descriptions complètes de ce que seraient nos actions la première semaine, le mois et l’année suivants, dans le cadre des règles actuelles et avec les instruments existants. Par exemple, comment nous redéfinirions le rôle du bien mal nommé mécanisme européen de stabilité (MES), comment nous réorienterions la politique dite d’« assouplissement quantitatif » (quantitative easing)de la BCE, comment nous financerions immédiatement et sans nouveaux impôts la transition écologique ou une campagne de lutte contre la pauvreté.

Pourquoi proposer un programme aussi détaillé ? Pour montrer aux électeurs qu’il existe des solutions, même à l’intérieur de règles mises en place pour servir les intérêts des 1 % les mieux lotis. Évidemment, personne — et surtout pas nous — ne s’attend à ce que les institutions de l’Union se rallient à nos propositions. Ce que nous voulons, c’est que les électeurs voient ce qui pourrait être fait à la place de ce qui est fait, de manière à ce qu’ils démasquent l’establishment sans se tourner vers la droite xénophobe. C’est la seule manière, pour la gauche, de dépasser ses limites actuelles et de construire une large coalition progressiste.

Le « New Deal pour l’Europe » a précisément cet objectif : montrer que la vie de la majorité des citoyens peut être améliorée à très court terme dans le cadre des règles et des institutions existantes ; dessiner les contours de la transformation de ces institutions, tout en mettant en route un processus constituant qui, à plus long terme, débouchera sur une Assemblée européenne démocratique appelée à remplacer les traités existants. Enfin, il montre comment les mécanismes que nous mettrons en place dès le premier jour pourraient nous aider à ramasser les morceaux si, malgré nos efforts, l’Union se désintégrait.

Nombreux sont ceux qui parlent de l’importance de la transition écologique. Mais ils ne disent pas d’où viendra l’argent ni qui en planifiera l’usage. Notre réponse est claire : entre 2019 et 2023, l’Europe a besoin d’investir 2 000 milliards d’euros dans les technologies vertes, l’énergie verte, etc. Nous proposons que la BEI émette pendant quatre ans un volume de bons supplémentaires à hauteur de 500 milliards d’euros. En même temps, la BCE annonce que, si leur valeur chute, elle les rachètera sur le marché secondaire des titres obligataires. Compte tenu de cette annonce et de la surabondance d’épargne partout dans le monde, la BCE n’aura pas à débourser un seul euro, puisque tous ses titres seront immédiatement souscrits. Sur le modèle de l’Organisation européenne de coopération économique (OECE) — ancêtre de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) — créée en 1948 pour répartir les crédits du plan Marshall, une nouvelle agence européenne de la transition écologique canalisera ces fonds vers des projets verts sur l’ensemble du continent.

On notera que la proposition qui précède ne nécessite aucun impôt nouveau, s’appuie sur un titre obligataire européen déjà existant (par exemple, les bons de la BEI) et est pleinement légale au regard des règles en vigueur. Il en va de même pour d’autres propositions de notre « New Deal » sur les mesures à prendre immédiatement. Par exemple, notre fonds antipauvreté. Nous proposons que les milliards de bénéfices du Système européen de banques centrales (SEBC), notamment les profits des actifs achetés dans le contexte de l’assouplissement quantitatif, soient utilisés pour garantir à chaque citoyen nourriture, toit et sécurité énergétique.

Autre exemple : notre plan de restructuration de la dette publique de la zone euro. La BCE servira de médiatrice entre les marchés financiers et les États pour réduire le fardeau de la totalité de leur dette sans faire tourner la planche à billets et sans que l’Allemagne paie ou garantisse la dette publique des pays les plus endettés.

Comme le montrent ces exemples, notre « New Deal » combine des mesures nécessitant une haute compétence technique, applicables dans le cadre existant de l’Union, et une rupture radicale avec l’austérité et avec la logique de « sauvetage » imposée par la funeste « troïka ». De plus, il prévoit des institutions qui préparent le terrain pour un avenir européen postcapitaliste. C’est le cas d’une proposition de socialisation partielle du capital et des profits tirés de l’automatisation : le droit des grandes entreprises à opérer dans l’Union sera subordonné au transfert d’un pourcentage de leurs actions à un nouveau Fonds européen d’actions. Les dividendes de ces actions financeront ensuite un revenu de base universel versé à chacun indépendamment d’autres prestations sociales, d’indemnités de chômage, etc.

L’union de la gauche est cruciale, mais elle ne doit pas se faire aux dépens de la cohérence

Encore un exemple de la radicalité de nos propositions : la réforme de l’euro. Avant de nous embourber dans les changements à apporter aux statuts de la BCE, nous projetons de créer une plate-forme numérique publique de paiement adossée à celles des services fiscaux de chaque pays de la zone euro. Les contribuables auront alors la possibilité d’acheter des crédits fiscaux numériques utilisables pour effectuer des transactions entre eux ou pour s’acquitter de futures impositions avec une décote substantielle. Ces crédits seront libellés en euros et pourront seulement être transférés entre contribuables d’un même pays, ce qui empêchera de brutales fuites de capitaux.

Dans le même temps, les gouvernements pourraient créer une quantité limitée de ces euros fiscaux destinés aux citoyens dans le besoin ou au financement de projets publics. Les euros fiscaux permettraient aux gouvernements sous pression de stimuler la demande, d’amoindrir leur dette, de réduire la toute-puissance de la BCE et d’éviter le coût d’une sortie ou d’une désintégration de l’euro. À long terme, ces plates-formes numériques publiques de paiement pourraient constituer un système régulé d’euros spécifiques à chaque pays, qui fonctionnerait comme une chambre de compensation internationale. Ce serait une version modernisée du système de Bretton Woods qu’avait imaginé John Maynard Keynes en 1944, mais qui, malheureusement, ne vit pas le jour.

Pour résumer, notre « New Deal pour l’Europe » est un projet global pour : a) redéployer intelligemment les institutions existantes dans l’intérêt de la majorité, b) planifier un avenir postcapitaliste, radical et vert, c) être prêts à ramasser les morceaux si l’Union européenne s’effondre.

La gauche a deux ennemis : la désunion et l’incohérence. L’union est cruciale, mais elle ne doit pas se faire aux dépens de la cohérence. Prenons, par exemple, l’état du Parti de la gauche européenne. Comment ses membres peuvent-ils briguer les suffrages des électeurs en mai prochain alors qu’il est représenté en Grèce par un parti qui, au gouvernement, met en œuvre le programme d’austérité le plus brutal de l’histoire du capitalisme, et que, dans des pays comme la France et l’Allemagne, nombre de ses dirigeants sont eurosceptiques ?

Des amis de gauche bien intentionnés nous demandent pourquoi DiEM25 ne fait pas alliance avec La France insoumise de M. Mélenchon et, en Allemagne, avec le mouvement Aufstehen (Debout) de Mme Sahra Wagenknecht et M. Oskar Lafontaine. La raison est simple : parce que notre devoir est de construire l’unité sur la base d’un humanisme radical, rationnel et internationaliste. Cela signifie un programme radical commun pour tous les Européens et une politique en faveur d’une Europe ouverte qui considère les frontières comme des cicatrices sur la planète et souhaite la bienvenue aux nouveaux arrivants. C’est là un socle minimal.

Notre appel à l’unité se fondait sur une idée simple : DiEM25 invitait tous les progressistes à être des coauteurs de notre « New Deal pour l’Europe ». Notre appel a été entendu. Génération·s (France), Razem (Ensemble, Pologne), Alternativet (Danemark), Democrazia e Autonomia (Italie), MeRA25 (Grèce), Demokratie in Europa (Allemagne), Der Wandel (Le Changement, Autriche), Actúa (Espagne), Livre (Libre, Portugal) se sont joints à nous. D’autres sont en train de le faire. Ensemble, nous avons constitué la coalition du Printemps européen qui présentera des candidats aux élections de mai prochain.

Notre message à l’establishment européen autoritaire est le suivant : nous vous résisterons au moyen d’un programme radical autrement plus sophistiqué techniquement que le vôtre. Notre message aux xénophobes fascisants : nous vous combattrons partout. Notre message à nos camarades de la gauche européenne, de La France insoumise, etc. : vous pouvez attendre de nous une solidarité sans faille dans l’espoir qu’un jour nos chemins convergeront au service d’un humanisme radical et transnational.

Yanis Varoufakis

Économiste, ministre des finances de la Grèce de janvier à juillet 2015, fondateur du Mouvement pour la démocratie en Europe 2025 (DiEM25).

(1NDLR : l’année 2025 correspond à l’échéance que s’est fixée le mouvement pour « pour faire advenir une Europe pleinement démocratique et fonctionnelle ».

(2NDLR : Fonds monétaire international (FMI), Banque centrale européenne et Commission européenne.

Lire aussi le courrier des lecteurs dans notre édition d’avril 2019.

https://www.monde-diplomatique.fr/2019/03/VAROUFAKIS/59608

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