Alain Badiou, no limit

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ANALYSE
Par Philippe Douroux
En 2009, le philosophe Alain Badiou, invité spécial à «Libération». Photo Lea Crespi

Le philosophe vient de tenir son dernier séminaire et de fêter ses 80 ans. Il assure que son travail philosophique se terminera avec la publication de «l’Immanence des vérités», son livre à venir. Il agace, irrite, tient des propos inacceptables, mais il ouvre aussi le monde à autre chose. Un autre chose qui manque aujourd’hui.

Son public était là. Face à lui, 280 personnes et une trentaine dans le hall devant un écran guettant les sorties définitives pour entrer dans la caverne et faire face au maître. Hommes et femmes mêlés, à parité, jeunes et vieux, mais plutôt vieux il faut le dire, tous habillés sans excentricité, parfois avec des taches de couleur, comme un pantalon orange ou jaune, une écharpe franchement jaune avec des motifs indiens sans doute rescapée des années 70. Le soir, au moment de se séparer, peu avant minuit, il aura même droit à une standing ovation. C’est dire si son public est fervent.

Pour commencer, en tout début d’après-midi le 16 janvier, Alain Badiou, était seul sur la scène du Théâtre de la Commune à Aubervilliers, en Seine-Saint-Denis, où il avait trouvé refuge pour donner son séminaire de philosophie. Un grand pull sans couleur affirmée, beige, anciennement blanc, ou presque blanc anciennement beige. Il aurait dit «indiscernable» ou «indécidable». Alain Badiou tenait donc sa dernière séance, transformée en performance, dans laquelle devait se mêler la philosophie, le théâtre, les mathématiques et la poésie, les quatre points cardinaux de sa vie. La politique, qu’il définit comme «le processus de transformation réelle des lois du monde, que ces lois soient celles de l’économie, de la société ou de l’Etat», n’était pas tout à fait absente, mais tenue un peu à l’écart. On n’en parlerait pas ou peu.

«Son public», Alain Badiou avait utilisé l’expression quand, en septembre sur France Inter, Ali Badou lui avait demandé un vendredi matin si la jeunesse à laquelle il s’adressait dans son dernier livre la Vraie Vie (1) devait changer le monde par le vote et les urnes. Le philosophe avait eu un léger haut-le-cœur, marqué par un déglutissement : «Ecoutez, si je disais cela, je risquerai de décevoir mon public, tout de même. Ils voient tous les jours que par les urnes le changement ressemble beaucoup à la stagnation.» Celui qui n’a pas voté depuis 1968, n’ira pas plus loin sur le chemin de la subversion sinon à appeler à une manifestation unissant les vieux et les jeunes.

Depuis plus de quarante ans qu’il tenait un séminaire, il semblait ne jamais devoir s’arrêter. Et puis il a fixé la date, il a voulu s’arrêter le 16 janvier 2017, à la veille de fêter ses 80 ans, en invitant «son public» en banlieue. «Merci d’être venu pour ce… je ne sais pas quoi. Une dernière journée de séminaire avant d’être octogénaire.» Il replaçait les jalons de son travail : l’Etre et l’Evénement (1988) et l’universalité, Logiques des mondes (2006) et la particularité, et l’Immanence des vérités, à venir, ou «l’absolu». Un séminaire amenait un livre, les causeries menaient à l’écriture, qui amenait une autre question. Et là, la question n’est pas venue. «Cette fois, je n’ai plus l’idée de ce que je pourrais faire. Après une philosophie de l’absolu, rien ne vient qui ne soit sinistre. L’enfer peut-être…»

Jusque-là, il tenait donc un séminaire, pas vraiment un cours, pas non plus un labo à cerveau ouvert, mais quelque chose entre les deux. Ses amis ou ses ennemis, les mathématiciens, inventaient les séminaires au début du XXe siècle. On parlait du séminaire Hadamard, du séminaire Cartan, ou de celui de Grothendieck dont Badiou aurait pu être proche. En philosophie, il y a eu le séminaire Badiou démarré alors que les années 70 se finissaient et que l’on commençait à ne plus croire à rien.

Si l’on prend les choses comme elles viennent, ou surviennent, il faut commencer par ce Badiou maoïste, dirigeant à poigne de l’Union communiste de France marxiste-léniniste qui voyait se lever un avenir radieux en Orient : 1968 leur laissait un goût d’inachevé. Il quittait le PSU dont son père avait compté parmi les fondateurs s’engageant dans le gauchisme pro-Chinois. Les millions de morts de la Révolution culturelle ne pesaient rien. En 1966, les Gardes rouges n’avaient que le temps de monter l’estrade sur laquelle serait exhibé le coupable forcément coupable parce que dépositaire d’un capital culturel, social ou économique, même modeste.

Alain Badiou n’a pas eu le temps de nous rencontrer, trop pris par les festivités. Il fallait attendre la sortie de son prochain livre. Il a préféré nous renvoyer à la lecture d’un texte «limpide» intitulé Sur la politique aujourd’hui paru dans Un parcours grec (2). Point un : «Il n’y a plus dans tout l’Occident qu’une seule politique, c’est-à-dire aucune. Beaucoup de gens aujourd’hui ont compris, de façon plus ou moins claire, que le capitalo-parlementarisme, étant une politique unique, n’est plus une politique du tout. Mais au lieu de se tourner vers la création d’une nouvelle politique communiste, ils se sont plutôt tournés du côté du scepticisme politique.» Voilà pour Nuit debout, Syriza et Podemos. Point deux : «La vérité qu’il faut partout rappeler, c’est que c’est d’abord le monde dominant actuel, la domination libérale, qui supprime la politique. Or, c’est également ce qu’ont fini par faire les régimes socialistes établis du XXe siècle. Avec et après Staline, et à l’exception de Mao pendant la Révolution culturelle, ils ont dépolitisé la situation.»

Seul Mao… Et la Révolution culturelle ? François Nicolas, polytechnicien devenu compositeur, ami de toujours du philosophe, réfugié à l’Ircam où il avait mis sur pied un séminaire Mamuphi pour maths, philo et musique, dans lequel on cherchait à tisser des liens allant de l’un à l’autre, livre une réponse qu’il sait autorisée en avançant Robespierre, Saint-Just et les millions de morts du capitalisme face auxquels les millions de morts de la Révo Cul ne pèsent pas.

Quelle est l’exigence pour «faire de la politique» ? Alain Badiou propose quatre jalons incontournables : l’abandon de la propriété privée, la fin de la division du travail entre manuels et intellectuels, la fin des nations, et la fin de l’Etat. Face à cette montagne, l’arithmétique électorale ne pèse pas.

On peut observer le parcours de l’homme. Son capital culturel de départ est énorme. Son père, grand résistant, fondateur du PSU, professeur agrégé en mathématiques, sa mère agrégée en lettres, il choisira «la voie centriste» en choisissant l’agrégation de philosophie. Rapidement, il rejoint la marge, la périphérie, l’expérimentation contestataire en prenant congé des institutions du savoir réservées à une caste. L’élève de Normal Sup se retrouve à l’université de Vincennes après Mai 1968. Là-bas, on fait table rase du passé, des notes, des rapports profs – élèves, de toutes les hiérarchies et de tous les pouvoirs. Mais, comme d’autres, Alain Badiou reviendra au centre et au sommet du dispositif culturel. Alain Finkielkraut, parti de la Gauche prolétarienne, finira à l’Académie française. Alain Badiou fera le chemin de Vincennes, devenue l’université de Saint-Denis, à la rue d’Ulm, où il devient professeur en 1999, à 62 ans. Gilles Deleuze ou Jean-François Lyotard resteront, eux, fidèles à l’université de tous les possibles. L’un et l’autre avaient eu, il est vrai, une reconnaissance internationale qui vaut bien la «reconnaissance institutionnelle» pour reprendre les termes de Boris Attencourt, doctorant à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et auteur d’un parallèle sur les parcours d’Alain Badiou et d’Alain Finkielkraut dans le numéro 1 de la revue Zilsel de janvier 2017 (3). Que retenir de Badiou ? Boris Attencourt cite la philosophe Catherine Clément : «Le Badiou mao m’intéresse assez peu, le Badiou polémiste me navre assez souvent, mais cela m’est égal. Je l’aime pour autre chose.»

Il faut donc trouver cet «autre chose» qui fait que le philosophe nous aide. On peut lui reprocher d’être resté communiste, mais, en ces temps de désespérances, il ouvre toujours quelques portes trop verrouillées. Ce qu’il apporte, c’est de toujours choisir le camp de l’infinitude. Enfermer l’humain dans un nombre fini de solutions s’appelle le conservatisme. Accepter les limites physiques, métaphysiques ou économiques, c’est accepter ce que nous sommes. Sous-entendu : il n’y a pas d’issue. Alain Badiou dit autre chose et va chercher la poésie, le théâtre, la culture et l’amour pour offrir une perspective à la femme et à l’homme.

C’est peut-être ça «l’autre chose» que désigne Catherine Clément et que cherchent ses nombreux lecteurs en France, aux Etats-Unis ou ailleurs dans le monde. Il publie beaucoup trop pour certains qui lui rapprochent ses bavardages livresques de sophiste. Alors oui, il ressasse et remâche, mais ce qu’il dit surtout, c’est qu’un autre monde est possible. La question qui vient après est : comment ? Et là le débat reprend. Il avait un projet dévoilé dans le mensuel Vanity Fair : monter à Hollywood la vie de Platon, avec Brad Pitt dans le rôle de «son cher Platon». Badiou à Venice Beach, l’extase absolue.

(1) La Vraie Vie. Appel à la corruption de la jeunesse, éditions Fayard, août 2016, 14 €.
(2) Un parcours grec. D’Athènes à Nuit debout, «Circonstances, 8», éditions Lignes, 2016, 160 pp., 16 €.
(3) Zilsel, Science, Technique, Société, revue trimestrielle, janvier, éditions du Croquant, 19 €.

Philippe Douroux

http://www.liberation.fr/debats/2017/01/24/alain-badiou-no-limit_1543753
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