Les deux dirigeants, dont les rapports étaient jusque-là très tendus, ont fait assaut d’amabilités lors de leur rencontre, lundi 13 mai, en Turquie, sans parvenir à masquer tous les sujets de divergence entre eux.
Qui aurait cru que Recep Tayyip Erdogan appellerait un jour le premier ministre grec « mon cher Kyriakos » ? Il y a seulement deux ans, le président turc avait déclaré : « Pour moi, une personne du nom de Mitsotakis n’existe plus à partir de maintenant. » Les temps semblent bien changés, et le chef du gouvernement grec s’est félicité, lors de sa visite à Ankara, lundi 13 mai, de la « voie positive » prise par les deux pays. Rappelant qu’il s’agissait là de la quatrième rencontre en dix mois avec M. Erdogan, le premier ministre a ajouté que ce rapprochement, « en des temps difficiles pour la paix et dans un contexte de déstabilisation de la région, était nécessaire ».
Avant cette réunion dans la capitale turque, les deux chefs d’Etat ont fait assaut d’amabilités. M. Mitsotakis a multiplié, dans le quotidien turc Milliyet, les références au sujet des progrès « de [leur] dialogue permanent ». M. Erdogan a, lui, dans le journal grec Kathimerini, rappelé l’« objectif de renforcer [leur] amitié en résolvant les problèmes » et d’« aborder toutes les questions ensemble ».
Définitions divergentes du Hamas
Au palais présidentiel, le tête-à-tête a duré deux heures avant la tenue d’une conférence de presse au cours de laquelle les deux dirigeants se sont efforcés de souligner le dégel des relations entre leurs pays, sans toutefois parvenir à masquer plusieurs sujets de tension. Le président turc a rappelé, devant les journalistes, qu’il n’avait pas la même définition du Hamas que son homologue grec. « Je ne le considère pas comme un groupe terroriste. Je le vois comme un groupe de personnes qui essaient de protéger leur propre terre », a affirmé M. Erdogan, révélant que la Turquie soignait à ce jour « plus de mille membres du Hamas » dans ses hôpitaux.
L’échange est même légèrement monté d’un cran lorsqu’il a été question de la conversion en mosquée, depuis le 6 mai, de l’église byzantine Saint-Sauveur-in-Chora d’Istanbul, inscrite au Patrimoine mondial de l’Unesco. Ignorant le « mécontentement » officiel d’Athènes, le chef de l’Etat turc a insisté sur le fait que « la mosquée de Kariye [son nom turc] dans sa nouvelle identité reste ouverte à tous ».
« Comme je l’ai dit au premier ministre, nous avons ouvert notre mosquée Kariye au culte et aux visites après un travail de restauration minutieux conformément à la décision que nous avons prise en 2020 », a précisé M. Erdogan. « J’ai eu l’occasion de discuter avec M. Erdogan de la conversion de l’église Saint-Sauveur-in-Chora, et je lui ai exprimé mon mécontentement, a fait valoir en retour M. Mistotakis. Il est au moins très important de préserver la valeur culturelle unique de ce monument, afin qu’il puisse rester accessible à tous les visiteurs. »
Recep Tayyip Erdogan avait ordonné, en août 2020, la conversion de cette église byzantine du Ve siècle, un mois après la réouverture au culte musulman de l’ancienne basilique Sainte-Sophie. Les premiers fidèles y ont été accueillis le 6 mai, au lendemain de la Pâques orthodoxe, alors que les deux fresques chrétiennes dans la salle des prières ont été masquées par un rideau. Cette réouverture, une semaine avant la visite du chef de l’Etat grec, a été critiquée par plusieurs commentateurs et interprétée comme une concession de la part du président Erdogan aux franges les plus islamistes du pays, après sa déroute aux municipales du 31 mars.
Signe des temps, les deux dirigeants n’ont cessé, en dehors de ces deux séquences dissonantes, de saluer le processus de normalisation de leurs relations. « Nous pensons que le renforcement de l’esprit de coopération entre la Turquie et la Grèce sera bénéfique aux deux pays et à la région », a répété M. Erdogan en insistant sur une « réunion extrêmement productive, sincère et constructive ».
« Ecrire une nouvelle page »
« Aujourd’hui, nous avons montré qu’à côté de nos désaccords établis, nous pouvons écrire une nouvelle page », a ajouté M. Mitsotakis. Les deux responsables sont convenus de porter leurs échanges bilatéraux de près de 6 milliards de dollars (5, 56 milliards d’euros) « à 10 milliards », selon M. Erdogan.
Depuis la signature, en décembre, d’une « déclaration d’amitié et de relation de bon voisinage », l’« agenda positif » gréco-turc a commencé à être mis en place, avec la délivrance de « visas spéciaux » aux touristes turcs désireux de se rendre sur dix îles de la mer Egée proches des côtes turques (dont Lesbos, Samos et Rhodes). Cette mesure a été plébiscitée. Dès le premier mois de mise en vigueur, en avril, le nombre de visiteurs turcs a triplé par rapport à la même période, en 2023.
« Dans le domaine essentiel de l’immigration, la collaboration de nos polices et de nos gardes-côtes a donné des résultats et va encore se renforcer », s’est aussi réjoui M. Mitsotakis, qui répète que les flux migratoires sont en baisse et que le sujet de l’immigration n’est plus un problème sur lequel l’extrême droite pourrait surfer avant les élections européennes.
Depuis plusieurs mois, presque aucune violation de l’espace aérien grec par des avions turcs n’a été signalée. Les deux dirigeants ont aussi promis de s’aider en cas de catastrophe naturelle et de développer les échanges universitaires et scientifiques.
Toutefois, force est de constater que les questions les plus épineuses n’ont pas été abordées, comme celle de la délimitation des zones d’exploitation maritime. Sur la radio publique ERT, Christos Rozakis, ancien ministre adjoint des affaires étrangères, a estimé que si la Grèce « maintient sa position de ne pas discuter des questions de souveraineté, alors elle se retrouvera dans une impasse ». Et le spécialiste d’ajouter : « Si les problèmes des zones maritimes ne sont pas abordés prochainement, le risque de voir la Turquie changer de posture n’est pas à exclure. »