CHRONIQUE. Si Felipe VI était le dernier roi d’Espagne, il deviendrait par la même occasion le dernier représentant de l’Ancien Régime de France.
La monarchie espagnole est le dernier fantôme de Louis XIV. C’est pourquoi son sort importe. Depuis le mois de mars, la famille royale est à nouveau critiquée. L’ancien roi, Juan Carlos, aurait dissimulé sur un compte en Suisse plus de 100 millions d’euros versés par l’Arabie saoudite. Depuis quinze ans, les Bourbons sont les protagonistes de scandales financiers qui sont autant d’arguments utilisés par leurs (très) nombreux détracteurs. Felipe VI n’est pas seulement en voie d’être le dernier roi d’Espagne, mais aussi de devenir l’ultime avatar de l’Ancien Régime en France.
En 1700, le roi d’Espagne et dernier représentant de la dynastie des Habsbourg, Charles II, meurt sans héritier et il a désigné, pour lui succéder, le petit-fils de Louis XIV, Philippe. Les puissances européennes jugent inacceptable une telle expansion du royaume et exigent du nouveau monarque de la péninsule ibérique qu’il renonce à ses droits en France afin de garantir la séparation entre les deux pays et ainsi d’empêcher la création d’une sorte d’empire franco-espagnol. Le Roi-Soleil refuse et provoque même ses adversaires en occupant, dès le mois de février 1701, les Pays-Bas espagnols.
C’en est trop. En septembre de la même année est signé le traité de la « Grande Alliance », au terme duquel l’Europe se ligue contre Versailles. En mai 1702, l’Angleterre, les Provinces unies et l’Autriche déclarent la guerre à la France et au nouveau roi des Espagnes, Philippe V. Malgré une résistance exemplaire des armées du Roi-Soleil et de belles victoires, la disproportion des forces est grande. En 1706, la France est battue à Ramillies (actuelle Belgique) et à Turin (actuelle Italie). Deux ans plus tard, Louis XIV demande la paix. Les alliés exigent la renonciation au trône d’Espagne de la part de son petit-fils.
La réaction de Louis XIV, pour être noble, n’en était pas moins inquiétante.
Même si ses soldats sont épuisés et son pays ruiné par le conflit, le roi refuse ces conditions humiliantes, il en appelle à son peuple, duquel il sollicite une participation à l’effort de guerre. Comme l’a montré Christophe Tardieu dans Quand la France est au pied du mur (Éditions du Cerf, 2019), la réaction de Louis XIV, pour être noble, n’en était pas moins inquiétante. Avec quoi allait-il combattre ? La situation s’aggrave en 1709. Un hiver d’une rigueur sans précédent provoque ruines et famines. Les armées autrichiennes et anglaises envahissent le territoire, affrontent les régiments commandés par le maréchal de Villars à la bataille de Malplaquet en septembre 1709. En dépit du rapport de force défavorable, les troupes françaises parviennent à contenir les alliés et, au terme d’une résistance héroïque et d’une retraite exemplaire, empêchent l’ennemi de progresser.
Dans le même temps, en Espagne, Philippe V gagne deux batailles décisives à Brihuega et Villaviciosa en décembre 1710. Deux ans plus tard, le 24 juillet 1712, à Denain (nord de la France), le maréchal de Villars remporte une victoire inespérée, ne disons pas miraculeuse, laquelle autorise Louis XIV à prendre à nouveau l’initiative. Ces succès militaires et les pertes extravagantes des alliés permettent au roi de négocier une paix honorable en 1713. En avril est signé le traité d’Utrecht. Au terme duquel les droits du petit-fils de Louis XIV à régner sur l’Espagne sont confirmés, à condition qu’il renonce au trône de France. Si Louis XIV parvient à sauver l’honneur de sa famille, il renonce à son dessein qu’on pourrait qualifier d’impérial : la France et l’Espagne ne constitueront jamais un même pays. Quant à l’Autriche et à sa dynastie insolente, les Habsbourg, en renonçant à l’Espagne, elle perd un pays sur lequel elle régnait depuis Charles Quint. Le traité d’Utrecht aura aussi une fonction inattendue. En renonçant au trône de France pour lui-même et pour ses descendants, Philippe V, sans le savoir, nuira aux Bourbons.
L’histoire ressemble à la vie
Pour s’en rendre compte, il faut attendre plus de cent ans. En 1830, Charles X (Bourbon), frère de Louis XVI, quitte le pouvoir. Louis-Philippe, issu de la branche des Orléans, devient roi des Français. Il sera le dernier monarque de France. Depuis, les Orléans, représentés aujourd’hui par le duc de Vendôme, Jean d’Orléans, se considèrent comme les prétendants légitimes au trône. S’opposent à eux les « légitimistes », qui ne reconnaissent pas la branche des Orléans et soutiennent le prétendant espagnol à la couronne de France, Louis de Bourbon, virtuellement Louis XX. D’après les partisans de ce dernier, le traité d’Utrecht ne serait pas constitutionnel. Autrement dit : rien n’empêcherait un roi espagnol de régner sur la France. Oubliant au passage qu’il n’y avait, en 1713, aucune Constitution en France. Si le droit conforte les prétentions des Orléans, le chic, lui, commande de soutenir la maison de Bourbon.
L’histoire ressemble à la vie : on la divise pour rationaliser son fonctionnement. Pour être indispensable, cette organisation est néanmoins artificielle. Il n’y a plus de monarchie en France, c’est bien ainsi. Cela étant, le pays sur lequel régnait Louis XIV n’était pas un autre que le nôtre. Si nous ne sommes plus des sujets, nous sommes encore des Français dont la grandeur dépend pour beaucoup de l’ancienneté. La continuité n’est pas une idéologie, mais un fait. Voilà pourquoi, par un mouvement de vanité et d’orgueil, on ne pense pas sans peine à la disparition d’un vestige du Grand Siècle.
*Arthur Chevallier est éditeur chez Passés composés. Son dernier essai, « Napoléon sans Bonaparte » (éditions du Cerf), est paru en janvier 2019. Le 12 septembre est sorti « Le Goût de Napoléon » (éditions Le Petit Mercure), un recueil de textes sur l’Empereur.
Par Arthur Chevallier*