RÉCIT. Jusqu’au 15 juin, la Grèce, qui attend les touristes pour relancer son économie, teste tous les passagers qui atterrissent à Athènes puis les confine à l’hôtel.
J’ai envie de lui répondre qu’aux toilettes, j’ai erré, les mains dégoulinantes, sous les capteurs de cinq lavabos avant d’en trouver un qui, dans un grondement sinistre, lâche un jet rosâtre de savon. Ce ne serait pas une barrière aux gestes barrières, ça ? Mais que pourrait-elle me répondre ? « La consigne, c’est la consigne », comme l’allumeur de réverbère sur la cinquième planète, dans Le Petit Prince. Les génies qui les concoctent, les consignes, ont-ils pensé à la joue écrasée sur le poing refermé, quand la tête bascule, dans la somnolence du décollage ? Au filet de bave aux commissures des lèvres
Les vols Paris-Athènes ont repris, il y en a un par semaine, le samedi. L’affluence est telle que l’alternance entre sièges vides et occupés est respectée. Le repas est un cas d’école. Dans un audacieux exercice de libre arbitre, chacun baisse son masque pour se nourrir. Les annonces sur son port obligatoire « durant tout le vol » sont ignorées, en toute bonne conscience. Mais ensuite : le remet-on, pour l’enlever à nouveau pour le café ? Et combien de temps peut-on prolonger ce moment de liberté bucco-nasale, avant le (suppose-t-on) souriant rappel à l’ordre d’une hôtesse ?
Tout le monde finit par replacer, de sa main qui a traîné sur la tablette, son masque sur ses lèvres maculées de poulet industriel, de sauce au pesto, de miettes de madeleine et de confiture aux fruits rouges. Je me cache sous ma veste pour dormir. J’imagine qu’un fonctionnaire viendra vérifier qu’on change de masque toutes les trois heures. Ce serait la moindre des choses.
Test pour tous
La Grèce a connu un bilan sanitaire exceptionnellement bas, 175 morts, quand on lui prédisait un cataclysme à cause de sa population âgée, ses camps débordant de réfugiés en mauvaise santé, ses hôpitaux affaiblis par l’austérité. Elle a réagi très vite, confinant dès le premier cas. Le tourisme représente 20 % de son PIB et il faut qu’elle rouvre, malgré ses infrastructures sanitaires fragiles. Le gouvernement le sait, alors il filtre l’entrée, et il paie : des tests PCR systématiques et une nuit d’hôtel pour tous, en attendant le résultat. Ces tests deviendront aléatoires le 15 juin pour 29 pays, mais pas pour la France pestiférée. Le 1er juillet, les tests seront aléatoires, quelle que soit la provenance de l’avion. Pour l’instant, c’est grattouille de la gorge pour tous.
Voyager au temps du Covid signifie remplir des formulaires : un à l’embarquement, un à l’atterrissage. Les compagnies aériennes ont pensé qu’elles tenaient enfin une raison pour forcer les passagers à sortir en commençant par les rangs de l’avant. Peine perdue. Il y a toujours un gars du fond qui passe devant tout le monde et une femme qui l’insulte. On attend ensuite dans une salle d’embarquement où ont été disposées quatre cabines, constituées de parois amovibles. De la première, à gauche, l’infirmier lance un « aaaaah » sonore, imité par sa victime, de façon plus ou moins juste.
On m’indique la première à droite. L’un des deux infirmiers m’explique, dans un français parfait, qu’ils travaillent de 11 heures à 23 h 45, avant de me plonger un long coton-tige dans la gorge, sans exiger, lui, la moindre gamme. Ensuite, on attend. Une forte dame en tee-shirt orange tente de discipliner son tout petit chien blanc, qui, dans un mépris total de la plus élémentaire distanciation sociale, veut en renifler un autre, recroquevillé dans un sac. Ce chien ne porte pas de masque, il a bien une tête à ne pas lever une patte pour applaudir à 19 h 58 et personne ne lui a introduit un coton-tige dans la gueule. Je me dis que le concept de « vie de chien » est largement exagéré.
La suite ressemble à une colonie de vacances, mais sans les activités. On nous conduit vers un bus, dont le chauffeur masqué écoute le très à-propos « Knockin’on Heavens’Door » des Guns N’ Roses. Pour éviter tout rassemblement, nos bagages sont sortis par des employés. Est autorisé, en revanche, le regroupement pour la cigarette du condamné, devant l’entrée de l’hôtel. Les masques tombent à nouveau, puis mêlent la nicotine au poulet, au pesto, aux miettes et à la confiture. Pour ceux qui ont pris le RER vers Roissy ce matin, je calcule que c’est le même masque depuis environ 8 heures.
Excusez-moi ! Je parle pas anglais, ça veut dire quoi, contactless ?
« Vous recevrez le résultat du test par téléphone dans votre chambre, vous ne devez pas en sortir, on vous apportera trois repas », m’informe l’employée de la réception, protégée par un ruban à un mètre. L’attente est censée durer un peu moins de 24 heures, mais ceux dont le résultat est positif doivent rester 14 jours. Le mien sera négatif, je le sais, j’ai eu le Covid-19 début mars, je l’ai même attrapé en Grèce, à Lesbos. J’ai un beau test sérologique pour le prouver. Mais on n’est jamais à l’abri d’une mauvaise surprise. Prenez le Qatar, pays réputé « sûr », 51 morts. Le 3 juin, 12 passagers d’un vol qui en arrivait ont été testés positifs. Résultat, les 91 passagers ont été mis en quarantaine et les vols, suspendus jusqu’au 15 juin.
Ceux qui obtiennent un résultat négatif doivent passer leur quarantaine ailleurs, mais on m’a autorisée à enchaîner sur mon reportage. L’hôtel The Stanley est parfaitement confortable, une grande chambre avec terrasse, une salle de bains impeccable, une vue sur l’architecture chaotique d’Athènes. Les prospectus sur le bureau parlent d’un spa, d’un toit-terrasse, d’une piscine. C’est un peu sadique, de les avoir laissés là. De l’autre côté de la rue, un magnifique bâtiment ancien, à l’abandon. La pancarte dessus ne laisse pas de place au doute et Monique, ma voisine qui lit le grec, me le confirme : « À vendre. » Monique m’a interpellée depuis son balcon quand elle m’a entendu parler français : « Excusez-moi ! Je parle pas anglais, ça veut dire quoi, contactless ? Y a écrit ça sur le papier, je prendrais bien un verre de vin blanc, mais je pense pas que ma carte bleue le fasse. »
5 000 euros d’amende
Une employée a frappé à la porte et a déposé le déjeuner : un sac en papier kraft, contenant ce qui se veut une salade grecque, des tomates remarquablement fermes et sans goût et une sorte de poulet avec du riz. Monique n’a pas tort, un verre serait le bienvenu pour faire glisser tout ça. Je la rassure, si, sa carte bleue permet sûrement le sans-contact et sinon, je lui avance son petit blanc. Un message diffusé dans le couloir rappelle que nous sommes « in a temporary quarantine » et que quiconque ne la respectera pas risque une amende de 5 000 euros. Je ne suis pas sûre d’avoir entendu : 5 000 ou 500 ? Five thousand ou five hundred ? Je farfouille dans les trois feuilles qu’on m’a données à la réception : 5 000. Descendre pour demander une interview du directeur ne me semble plus une si bonne idée, je vais décrocher le téléphone de la chambre. Et Monique et moi sommes condamnées à trinquer, chacune d’un côté de la paroi qui sépare nos balcons.
À ma droite, il y a une Américaine qui oriente, au téléphone, une amie qui lui demande des conseils de lecture. « Ça dépend, t’as aimé American Psycho ? Oui, évidemment, le livre. » J’essaie de l’imaginer, sans me pencher pour la voir. Peut-être une employée d’ONG ? Je suis dans un groupe WhatsApp pour la Grèce, beaucoup de membres d’ONG veulent revenir dans les camps. Moussa, héros togolais qui a sauvé un bébé dans un canot qui venait de Turquie, m’a écrit, il est malade. Qui s’occupe de Moussa ? « Tu vois, c’est pas que je sois devenue VRAIMENT végane. Mais clairement, je mange de moins en moins de viande. Enfin, bien sûr, ça dépend des endroits, si on m’en propose, je ne dis pas non, mais tu vois ce que je veux dire, j’en ai moins envie. »
Attends, sérieusement, il s’est marié avec cette conne ?
J’entends le pschitt d’une canette qu’on ouvre, bière ou coca ? J’opterais pour une fille un peu ronde, avec des Birkenstock à fleurs, peut-être. En plus de tas de références littéraires, elle rappelle leur passé commun. Elles ont vécu à Singapour. Je me demande si elle va relever que notre hôtel porte le même nom que celui de The Shining. J’ai jeté un œil dans le couloir plusieurs fois, il n’y avait aucun petit garçon sur un tricycle ni de jumelles devant un rideau de sang, juste un puissant courant d’air qui a claqué la porte violemment. Parfois, la voisine évoque des souvenirs plus triviaux, mais proches. « Mais vous aviez genre rompu à l’aéroport, c’est ça ? Attends, sérieusement, il s’est marié avec cette conne ? » La petite trentaine, je dirais.
Être prêt pour 2021
Pour les 9 hôtels qui accueillent les « quarantinés » à Athènes, c’est une période étrange. « Le plus difficile, c’est de continuer à faire notre travail d’hôtelier, sourire, établir un contact avec les clients, alors qu’il faut se tenir à distance, se laver les mains tout le temps, même après avoir déchargé les bagages », m’explique Panos Manderis, le vice-directeur du Stanley. Les chambres sont désinfectées après chaque client, avec des produits approuvés. L’hôtel a été le premier à être désigné par le gouvernement pour abriter les expatriés rentrant en Grèce, il est rodé. Il ne gagne pas d’argent, mais cela permet de ne pas perdre le personnel.
Alexandros Vassilikos, à la tête de la Chambre syndicale des 9 900 hôtels de Grèce, confirme : « L’idée est d’arriver à traverser cette saison et de remettre en place le potentiel touristique pour 2021. On ne va avoir qu’une fraction des réservations habituelles, malgré des protocoles très stricts. » Quelque 300 établissements avaient rouvert pour diverses raisons : accueillir les ouvriers du chantier d’un pont, des membres de l’agence européenne Frontex, des professeurs… Un hôtel par capitale de région.
Quand le confort est un apprentissage
À partir du 15 juin, plus sûrement début juillet, tous pourront rouvrir. Mais les touristes viendront-ils ? « Impossible à prévoir. Il faudra voir l’évolution médicale, si on a un vaccin, un traitement », admet Vassilikos. Le secteur représente 800 000 emplois, et les hôtels dépensent 1 milliard d’euros par an en rénovation. Ma chambre est toute neuve. Monique aime bien la sienne, aussi. « Mon compagnon a regardé sur le site, c’est un hôtel cher. Moi j’ai pas l’habitude, confie-t-elle. Déjà, j’ai mis 10 minutes à comprendre qu’il fallait glisser la carte dans le boîtier, à l’entrée, pour avoir de la lumière. »
Monique vit à Amorgos, mais pas toute l’année, parce que c’est une île et que quand on n’y est pas née, il y a de quoi devenir folle. Elle y est arrivée quand elle avait la vingtaine, en vacances. Elle est restée parce qu’elle est tombée amoureuse, même si elle ne l’est plus, du moins plus du même homme. De l’île, si, toujours. C’est une île où l’on peut encore prendre son café, le matin, les pieds dans le sable en sortant de son salon, décrit-elle. Oh, bien sûr, il y a un peu eu un petit effet Mamma Mia et les gens qui ont vu Meryl Streep chanter en salopette devant la chapelle blanche l’ont un peu envahie. Mais elle est tout de même à 8 heures de ferry, à des horaires qui expliquent pourquoi les touristes se ruent dans les îles pourvues d’aéroport… « Quand je suis arrivée, je n’avais rien préparé, j’ai dormi sur le quai, j’étais épuisée, j’en ai pleuré. » Et puis il y a eu l’éblouissement du réveil.
J’ai envie de dire que c’est bien fait, cette épidémie, on ne fait rien qu’abîmer la planète !
Nouveau coup à la porte, pour le dîner, cette fois, des spaghettis bolognaise. Je pense à la voisine américaine, devant la sauce à la viande non identifiée. Monique et moi touillons un peu le contenu des barquettes en plastique, chacune assise sur une chaise sortie de notre chambre, chacune d’un côté de la cloison. Ça a des airs de confessionnal. Et puis nous discutons, debout, accoudées à la rambarde, un pied calé entre les barreaux, devant le soir qui tombe sur Athènes. Monique refuse de donner son âge, mais dit qu’elle est « une enfant des années 1980 », comprendre qu’elle était jeune dans les années 1980. « La génération qui pensait qu’elle était libre, qu’elle allait tout changer, et qui a tout foiré, tout pollué », lâche-t-elle.
Elle s’interrompt, remarque un chat errant, maigre comme un clou, qui glisse sur le trottoir éclairé par les lumières vertes et violettes du fleuriste en face. « Ça me fait mal, ça… », souffle-t-elle. Monique, désormais, s’occupe des chats errants d’Amorgos. Si le résultat de son test est négatif, elle fera des courses pour 14 jours et s’enfermera dans sa maison. C’est juste pour les chats, qu’elle s’inquiète. Pour les humains, plus du tout. « J’ai envie de dire que c’est bien fait, cette épidémie, on ne fait rien qu’abîmer la planète, tant pis pour nous, c’est juste le début. » Le début de quoi ? Un petit vent frais s’est levé, il est tard. L’Apocalypse attendra demain matin.
Libérée
Le coup de fil me réveille à 6 h 30. Mon test est négatif. La perspective de la grasse matinée avec la bonne conscience de l’attente s’évanouit. « Claire ? Tu veux ma poire ? » appelle Monique. Le petit déjeuner est arrivé. Il y a une poire ferme comme une pomme, un jus d’orange chimique, un œuf dur. Je mange l’œuf dur, merci Monique, ce ne sera pas nécessaire. On entend vrombir un aspirateur dans la chambre de l’Américaine, j’ai un regret, on aurait pu parler réfugiés, littérature, je ne saurai jamais qui elle était, ni si elle était petite, grande, grosse, maigre. Monique va attendre son ferry, « et bon courage pour le reportage alors », je rechausse mon masque pour l’ascenseur. À nous deux, Athènes.