Cette théorie du complot a été reprise par de nombreux médias. Un chercheur américain nous explique pourquoi elle est scientifiquement absurde
Prenez une maladie qui suscite bien des inquiétudes et des fantasmes, et associez-la au Pentagone. Vous obtenez une théorie du complot au succès garanti. L’annonce que la maladie de Lyme serait peut-être le fruit d’une expérimentation secrète de l’armée américaine qui aurait dérapé a été publiée en France mercredi en début d’après-midi par Ouest-France. Elle s’est retrouvée dans Apple News, la revue de presse dans les iPhone, garante de centaines de milliers de clics. La plupart des grands journaux, du Mondeau… Point, l’ont reprise, sans contrepoint scientifique soulignant que nous sommes là plus dans le scénario d’un techno-thriller à la Michael Crichtonque dans la réalité…
Au départ, il y a la parution en mai d’un livre, Bitten: The Secret History of Lyme Desease and Biological Weapons de Kris Newby, ancienne malade de Lyme connue pour son traitement sensationnaliste du sujet. Kris Newby est souvent présentée dans les médias comme étant une scientifique ou une professeure de Stanford (comme dans l’article de Ouest-France qui la prend d’ailleurs pour un homme…), alors qu’elle est « rédactrice scientifique ». L’auteure, sans jamais fournir de vraies preuves, explique que l’épidémie a pour origine un laboratoire de tests biologiques sur les animaux du gouvernement américain situé sur Plum Island (site qui a déjà fait l’objet de plusieurs théories du complot). Selon elle, des tiques utilisées comme armes biologiques se seraient échappées du centre et auraient contaminé la population aux alentours. Cette théorie conspirationniste avait été émise en 2004 par Michael Carroll dans l’ouvrage Lab 257: The Disturbing Story of the Government’s Secret Plum Island Germ Laboraty. Mais le représentant républicain de New Jersey Chris Smith vient de lui donner une crédibilité politique en réclamant, via un amendement, au ministère de la Défense l’ouverture d’une enquête.
Le journal canadien La Presse a montré comment des charlatans se sont déjà emparés de cette théorie pour renforcer l’idée auprès de patients inquiets que les autorités médicales leur mentent… Quant à RT France, elle a traité avec délectation cette hypothèse qualifiée de « légitime », avec sur le plateau un « expert », l’éditeur et écrivain Aymeric Monville connu pour ses positions anti-atlantistes, se demandant si le « peuple étasunien a encore le contrôle de sa propre armée ».
Le Point : Une théorie conspirationniste expliquant que la maladie de Lyme serait en fait une arme biologique développée par le Pentagone prend de l’ampleur. Elle est basée sur le livre Bitten: The Secret History of Lyme Desease and Biological Weapons de Kris Newby. D’un point de vue scientifique, cette maladie, diagnostiquée – et non pas « apparue » – pour la première fois dans les années 70 à Old Lyme (Connecticut) peut-elle être liée à une expérimentation militaire qui aurait eu lieu entre les années 1950 et 1970 ?
Rick Ostfeld : La bactérie qui cause la maladie de Lyme, Borrelia burgdorferi, existe dans sa forme actuelle depuis au moins 60 000 ans. Cela est basé sur des preuves moléculaires en lien avec l’accumulation de changements dans son génome. Un corps momifié découvert par une expédition du National Geographic dans les Alpes, qui a été daté de 5 000 ans, était infecté par cette bactérie de la maladie de Lyme. Des spécimens de musée de souris à pattes blanches aux États-Unis, collectés au début du XXe siècle, ont eux aussi été infectés par Borrelia burgdorferi. Très clairement, cet agent pathogène est ancien et n’a pas pu être créé dans un laboratoire du milieu du XXe siècle.
Kris Newby et avant elle Michael Carrol en 2004 font du laboratoire de Plum Island (New York) l’épicentre de la maladie. Cela fait-il sens d’un point de vue géographique ?
La maladie de Lyme est aussi très courante en Europe et ailleurs. Le phénomène médical de Lyme a été décrit en Europe au XIXe et début du XXe siècle, même si on ne savait alors pas quel organisme causait cette maladie. Il n’y a à ma connaissance aucune preuve que la bactérie se soit répandue de l’Amérique du Nord vers l’Europe, mais certaines preuves du cas contraire (même si cela a eu lieu il y a des milliers d’années).
Je préférerais que le Congrès se demande plutôt comment mieux financer la recherche et la prévention
Si on est cynique, les tiques sont-elles une bonne arme biologique ?
Les tiques ixodes sont très lentes, seulement capable de se déplacer par elles-mêmes sur quelques mètres. Elles sont incapables de voler, sauter ou dénicher un hôte humain à distance. Elles doivent trouver un hôte trois fois sur une durée de deux ans pour survivre pour la reproduction. Chaque génération de tiques doit être infectée par un hôte animal pour devenir dangereuse, car les mères tiques ne transmettent pas la bactérie à leurs bébés. Lyme n’est qu’une maladie bégnine les premières semaines ou mois après l’infection, et ce n’est que des mois plus tard que certains patients développent des symptômes sévères. La bactérie ne se transmet pas entre humains. Chaque nouveau cas requiert une morsure de tique. Et de manière générale, ces bactéries sont très vulnérables face aux antibiotiques. Pour toutes ces raisons, cela ne semble pas être une arme biologique très efficace…
Le représentant républicain Chris Smith a présenté un amendement, approuvé par la Chambre des représentants, demandant au ministère de la Défense d’enquêter sur ces supposées expérimentations secrètes. Que cela vous inspire-t-il ?
L’amendement a seulement été approuvé par la Chambre des représentants, mais doit encore passer par le Sénat pour être effectif. Je préférerais que le Congrès se demande plutôt comment mieux financer la recherche et la prévention face à la propagation rapide de maladies liées aux tiques…
En France comme aux États-Unis, il y a une forte méfiance chez les patients atteints de Lyme et chez les associations face aux autorités scientifiques. Ces peurs et colères sont-elles justifiées ?
Je pense que beaucoup de ces craintes et colères dirigées contre la science et les scientifiques sont basées sur des incompréhensions. Évidemment, il y a des scientifiques médiocres et des erreurs scientifiques, mais le bilan de la science, si on regarde notre civilisation, est éloquent. Les conflits scientifiques doivent être résolus par de meilleures recherches, et les conflits entre scientifiques et grand public par une meilleure éducation. C’est un rôle-clé des gouvernements que de soutenir les deux.
Un vaccin pourrait-il résoudre le problème de la maladie de Lyme ?
Les vaccins sont une part de la solution, mais ne suffiront pas par eux-mêmes. Nous devons aussi trouver de meilleures méthodes, compatibles avec l’environnement, pour contrôler les tiques, avancer dans la compréhension de ces animaux comme celle des agents pathogènes, et arriver à de meilleurs diagnostics de Lyme.
Propos recueillis par Thomas Mahler