INTERVIEW. Pour l’expert Pierre Razoux, Téhéran, en frappant l’Arabie saoudite, fait monter les enchères pour contraindre Trump à négocier à ses conditions.
Une « guerre totale ». Voici ce qu’a promis le chef de la diplomatie iranienne Mohammad Javad Zarif aux États-Unis et à l’Arabie saoudite si l’un de ces deux pays se risquait à frapper l’Iran. La République islamique est en effet jugée responsable par Washington et Riyad d’être derrière la double attaque du 14 septembre qui a frappé en plein cœur le complexe pétrolier saoudien, provoquant une brusque hausse du prix du baril. « C’était une attaque iranienne. Ce n’est pas venu des houthis », ces rebelles yéménites qui ont revendiqué l’attentat, a souligné mercredi le secrétaire d’État américain Mike Pompeo, en déplacement en Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis pour évoquer la réponse à apporter à cet « acte de guerre ». Pour autant, le chef de la diplomatie américaine a semblé écarter une riposte militaire des États-Unis, affirmant privilégier une « solution diplomatique » avec ses alliés du Golfe.
Directeur de recherche à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM), Pierre Razoux est un éminent connaisseur du Moyen-Orient. Dans une interview au Point, l’auteur de La Guerre Iran-Irak (Perrin, Tempus, 2017) décrypte la stratégie de l’Iran et la réaction des États-Unis.
Le Point : Êtes-vous surpris par l’ampleur de l’attaque ?
Pierre Razoux : Ce qui est étonnant, c’est qu’une attaque malgré tout limitée ait eu un tel impact sur la production pétrolière saoudienne, au point que l’on peut se demander si l’Arabie saoudite et les États-Unis n’avaient pas intérêt à trouver un prétexte pour diminuer la production de pétrole afin de faire remonter les prix du baril.Estimez-vous, vous aussi, que cette attaque est le fait de l’Iran ?
À ma connaissance, il n’y a pas de preuve d’une intervention directe de la République islamique. Maintenant, compte tenu du contexte actuel et du timing de cette attaque, il est probable que les Iraniens aient téléguidé ce qui s’est passé en Arabie saoudite.
Qu’entendez-vous par là ?
À mon sens, le timing de cette attaque est soigneusement étudié. Celle-ci s’est produite dans une période où les Israéliens, qui font partie de la donne régionale, sont a priori neutralisés par leurs élections législatives. On voit mal Israël participer militairement à une offensive majeure alors que leur territoire n’est pas attaqué et que l’on ne sait pas aujourd’hui qui sera Premier ministre. L’attaque s’est également déroulée juste avant l’assemblée générale des Nations unies, alors que les Iraniens ont interprété la démission de John Bolton, conseiller à la Sécurité nationale de Donald Trump, comme un signal que la Maison-Blanche voulait absolument discuter avec Téhéran.
Pourquoi les Iraniens se considéreraient-ils en position de force ?
On assiste à une sorte de paradoxe concernant le régime iranien. Il est aujourd’hui en grande difficulté sur le plan économique et intérieur, alors que sur le plan régional, la situation semble s’améliorer pour lui. Par conséquent, les ultraconservateurs iraniens pourraient être tentés de surenchérir en mettant les États-Unis et l’Arabie saoudite au pied du mur. Sur le plan intérieur, ce que l’on observe, c’est que tous les Iraniens jeunes et bien éduqués qui le peuvent tentent de quitter leur pays. Les élites, de leur côté, sont très pessimistes. Les tensions entre les réformateurs et les ultraconservateurs ne font que croître avec les perspectives des prochaines élections législatives en 2020, et présidentielles l’année suivante.
Une riposte sous la forme d’une cyberattaque ou de sabotages pourrait également survenir
La République islamique table-t-elle sur une absence de riposte militaire américaine ?
Les Iraniens se disent probablement que ni les Américains ni les Saoudiens n’ont intérêt à une riposte militaire visant le territoire iranien. J’ai du mal à imaginer une riposte militaire classique contre l’Iran ; en revanche, les alliés des Iraniens – les houthis au Yémen ou les milices chiites en Irak – pourraient tout à fait être visés. Une riposte sous la forme d’une cyberattaque ou de sabotages pourrait également survenir.
Quel est l’objectif de l’Iran ?
L’Iran envoie un message très clair pour faire monter les enchères vis-à-vis des États-Unis, et montrer à Donald Trump la conséquence de ses incohérences. Téhéran lui signifie que tout pourrait changer si les États-Unis renonçaient explicitement à leur souhait de changer le régime en place en Iran, s’ils rejoignaient l’accord sur le nucléaire iranien et qu’ils supprimaient une partie des sanctions qu’ils ont imposées à la République islamique.
Croyez-vous à la possibilité d’une rencontre Trump-Rohani à New York la semaine prochaine ?
Je vois mal les deux présidents se rencontrer à l’assemblée générale de l’ONU, d’autant que le guide suprême iranien a récemment rejeté cette éventualité. Pour que les Iraniens rencontrent Donald Trump, ce dernier devra progressivement faire des gestes et montrer s’il veut ou pas revenir dans l’accord sur le nucléaire iranien. Le problème est qu’il ne pourra pas le faire d’un seul coup. Le paradoxe d’une telle négociation bilatérale entre les États-Unis et l’Iran, c’est qu’elle pourrait être plus favorable à la République islamique et moins à la communauté internationale. Mais cela importe peu à Trump qui souhaite que cet accord porte son nom.
En refusant de frapper l’Iran, Donald Trump met-il en péril la dissuasion militaire américaine ?
Je ne pense pas. Il ne s’agit pas d’un recul de la dissuasion américaine, mais d’un mode d’expression différent. Dans tout pays démocratique, cette dissuasion s’exprime à travers la personnalité du président. Aux États-Unis, celui-ci projette l’image d’un négociateur d’accord. Cela ne signifie pas que la dissuasion en pâtit, simplement qu’elle s’exprime sur un tempo et des modalités différentes. Personne ne conteste aujourd’hui que les États-Unis ont les moyens militaires de frapper qui ils veulent au Moyen-Orient.
Comment expliquez-vous que l’Arabie saoudite, malgré son équipement militaire sophistiqué, n’ait pas pu empêcher les frappes ?
Peut-être parce qu’on abat difficilement une mouche avec un marteau. Autrement dit, le matériel militaire très performant dont dispose l’Arabie saoudite n’est peut-être pas adapté contre des moyens asymétriques. Cela dépend peut-être également de la manière dont les Saoudiens savent ou non s’en servir.
Propos recueillis par Armin Arefi