ANALYSE. Alger a rappelé son ambassadeur à Paris pour consultation à la suite de la diffusion de deux documentaires consacrés au hirak.
Gestuelle, colère feinte ou sévère algarade diplomatique que ce rappel de l’ambassadeur d’Algérie en France ? est-on tenté de s’interroger. À y voir de plus près, on peut dire les trois et, en la matière, c’est du travail d’orfèvre, de la porcelaine politique, un vase de Soissons qu’on casse avec un vrai sens de la mise en scène. Acte I, l’agence de presse étatique, Algérie Presse Service, fait les choses en grand. Un papier d’ouverture titré « Le documentaire sur le hirak diffusé par des chaînes françaises largement décrié en Algérie » explique mercredi après-midi que « les institutions et le peuple algérien ont été attaqués ». Acte II, peu après l’APS, le ministère des Affaires étrangères publie un communiqué furibard dans lequel il dénonce « le caractère récurrent des programmes diffusés par des chaînes de télévision publiques françaises, dont les derniers en date sur France 5 et La Chaîne parlementaire, le 26 mai 2020, en apparence spontanés et sous le prétexte de la liberté d’expression, sont en fait des attaques contre le peuple algérien et ses institutions, dont l’Armée nationale populaire (ANP) ». Les termes sont cinglants, les mots saignants : « inimitié », « rancune », « intentions malveillantes »… Il y aurait un complot ourdi par « certains milieux qui ne veulent pas l’avènement de relations apaisées entre l’Algérie et la France, après cinquante-huit ans d’indépendance ». Paranoïa ? Nenni. Une gestuelle. Un usage fort tactique de l’actualité par un régime en grande difficulté politique et économique.
Un pouvoir contesté depuis quinze mois
Le régime algérien n’est pas réputé pour avoir l’épiderme sensible. Au contraire. Au fil du temps, il a acquis une solide réputation d’indifférence aux critiques, de n’y guère prêter attention, au-dessus de ce genre de vicissitudes. Mais le pouvoir sait faire un excellent usage de certaines séquences. Que deux documentaires puissent créer un début de crise diplomatique entre Alger et Paris semble a priori hors de proportion. Que deux documentaires saisissent des facettes de ce hirak sans leader, quoi de plus normal quinze mois après le début de ce mouvement. Tout mouvement de cette envergure, près de soixante semaines de manifestations chaque vendredi, hors la pause liée au Covid-19, provoque la curiosité journalistique, l’envie de comprendre, d’approfondir. Que ce soit deux chaînes du service public français qui les diffusent, c’est également naturel, l’écosystème audiovisuel expliquant cela. Algérie mon amour, réalisé par Mustapha Kessous, a été projeté sur France 5 quand La Chaîne parlementaire présentait Algérie, la révolution jusqu’au bout ?, suivi d’un débat. Les réseaux sociaux, Facebook principalement, s’étaient énervés hier soir, certains contestant la jeunesse montrée dans Algérie mon amour. Des témoignages qui n’appelaient pas qu’à un changement de gouvernance mais demandaient leurs droits aux libertés individuelles.
Une colère feinte
La conjonction des diffusions a donc fourni un formidable prétexte aux autorités algériennes pour créer une diversion en interne : tenter de ragaillardir leur piètre image auprès de leur population en jouant la carte nationaliste, souverainiste, façon « c’est notre pays qui est attaqué ». Et pas par n’importe qui : la France. Sans oublier la tentation de miner le hirak en montant les uns contre les autres. Quant à la réaction vipérine du ministère des Affaires étrangères, elle ne peut faire oublier les arrestations qui se multiplient depuis plusieurs mois en Algérie. Des journalistes, correspondants de médias étrangers, ont été arrêtés ou convoqués par les autorités. Il y a peu, El Manchar, l’équivalent du Gorafi, fermait son site, inquiet de la restriction croissante de la liberté d’opinion. Il suffit d’un statut Facebook pour finir au poste. Plus contesté que jamais, le pouvoir se braque. Il sait qu’après la fin du confinement lié au Covid-19 les manifestations reprendront. Et que la crise économique, accentuée par des semaines d’inactivité, aggravera la colère à son égard. D’où cette diversion diplomatique.
Une sévère algarade diplomatique
Rappel d’un ambassadeur pour consultation ? Alger utilise, selon les termes d’un diplomate voisin, « une mesure qui n’a rien de grave, c’est de la gestuelle, la démonstration théâtrale d’un mécontentement ». Et d’ajouter : « Selon toute vraisemblance, dans quelques jours, l’ambassadeur sera de retour et on passera à autre chose. » Pour ce qui est du communiqué du ministère des Affaires étrangères, qui ne vise pas le gouvernement français mais les médias publics, il en est autrement. Les mots utilisés sont violents. Ils rappellent ceux souvent utilisés par Gaïd Salah, l’ancien chef d’état-major qui dirigea le pays après la démission d’Abdelaziz Bouteflika. En octobre 2019, il dépeignait ainsi le hirak comme étant noyauté par « des entités inconnues ayant des objectifs malveillants qui consacrent de l’argent sale afin d’amplifier le nombre de ces manifestations, en ramenant les citoyens des autres wilayas en dehors de la capitale ». Et il décela à de nombreuses reprises « la main de l’étranger » derrière les manifestants qui le contestaient. On devinait l’ombre de Paris dans le regard du militaire. L’incident d’aujourd’hui n’est qu’une continuité de cet état d’esprit.
Par notre correspondant à Tunis, Benoît Delmas