ENTRETIEN. Les réseaux de trafiquants sont des multinationales qui ont investi le Vieux Continent, explique Laurent Laniel, spécialiste des marchés des drogues.
Propos recueillis par Guillaume Perrier
En moins de cinq ans, le port d’Anvers, l’un des plus gros ports européens, est devenu l’épicentre du trafic de cocaïne. Malgré les saisies et les arrestations effectuées par les douanes et les polices européennes, il est très difficile de juguler ce flux, qui se greffe sur le commerce licite. « On assiste à une internationalisation du trafic », explique Laurent Laniel, analyste à l’Observatoire européen des drogues et toxicomanies (OEDT).
Laurent Laniel : La production et le trafic mondial ont connu une hausse spectaculaire depuis 2015. La production a augmenté dans les trois pays, Colombie, Bolivie et Pérou. Les exportations vers les principaux marchés de consommation ont fortement accéléré, surtout en Europe, où le phénomène est plus récent qu’en Amérique du Nord. J’entends souvent dire que l’Europe est devenue le premier marché mondial pour la cocaïne. C’est une analyse basée sur les données des pays occidentaux. L’Asie est la prochaine frontière. Il y a encore peu de saisies, peu de données. L’autre question, c’est l’Afrique. Le trafic y apparaît beaucoup plus important que ce que laissaient supposer les saisies. Une bonne partie transite vers l’Europe et le Moyen-Orient. L’Afrique peut être un territoire de rebond. Il y a très peu de saisies, moins de 10 tonnes par an, mais les services de renseignement américains et européens soupçonnent qu’il en passe beaucoup plus.
Que sait-on de la situation en Europe ?
Là, on a beaucoup plus de données. Il y a clairement une volonté d’inonder l’Europe. On n’arrive pas à juguler ce flux. L’Europe est un marché en développement depuis environ dix ans. Cela concerne surtout l’Europe de l’Ouest et l’Italie mais aussi, de plus en plus, l’Europe de l’Est, ainsi que la Turquie, à la fois pays consommateur et dont les organisations criminelles sont impliquées dans le trafic. Une autre tendance notable est le développement sur le sol européen de la production de chlorhydrate de cocaïne [la drogue extraite des feuilles de coca, NDLR]. On a démantelé des laboratoires aux Pays-Bas, en Belgique, en Espagne… à quand la France ? On estime que quelques dizaines de tonnes seraient déjà produites chaque année en Europe. Enfin, on assiste à une internationalisation du trafic, avec des acteurs qui ont pris pied en Amérique du Sud et qui sont capables d’organiser des cargaisons vers l’Europe. Ce sont des acteurs globaux, comme la Ndrangheta, la mafia calabraise, et les réseaux criminels turcs.
Comment enrayer ce commerce illégal qui se greffe sur le commerce légal ?
C’est très difficile. Il entre un nombre faramineux de conteneurs, chaque jour, dans le port d’Anvers. Une proportion infime d’entre eux est scannée, pour des impératifs de rapidité et de concurrence. Les informations obtenues grâce aux interceptions des messageries téléphoniques cryptées EncroChat et Sky ECC, utilisées par les trafiquants, ont permis aux polices européennes d’effectuer des centaines d’arrestations et de saisies. Cela a révélé l’ampleur de la corruption en Europe. Un kilo de cocaïne vaut 1 000 dollars au Pérou et 30 000 à Anvers. Entre les deux, il y a un tas d’acteurs, gros ou petits.
Quels sont les réseaux criminels qui en tirent profit ?
Assassinats, tortures, enlèvements… C’est le quotidien du marché de la coke. Cette violence touche principalement les ports et certains quartiers. On a vu émerger des figures du trafic, comme Ridouan Taghi. La mafia marocaine en Belgique et aux Pays-Bas s’est d’abord spécialisée dans l’extraction de la drogue sur les ports, selon la technique dite du « rip off », où l’on récupère des sacs de cocaïne jetés dans des conteneurs sur le port de départ, à l’insu du transporteur. Ceux qui les récupèrent sont rémunérés en drogue, ce qui les transforme en revendeurs. On voit aussi les mafias italiennes, serbes, albanaises prendre de l’importance. Ces gangs sont capables d’envoyer des cargaisons de l’Amérique du Sud et maîtrisent les moyens de blanchiment. C’est un monde ultracapitalistique, où sont investis des capitaux et qui soutient d’autres industries. Les garagistes et les ateliers aux Pays-Bas, par exemple, sont un rouage important. Le blanchiment en est un autre. De nombreuses parties du trafic sont gérées par des contractuels pointus. Il y a une segmentation des tâches, ce qui rend le démantèlement des réseaux plus difficile. Les produits chimiques, les machines… Les trafiquants sont toujours en phase d’innovation pour contourner les mesures de surveillance.
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