L’Ukraine entre guerre et paix

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par Igor Delanoë Le Monde Diplomatique.
Vendredi 30 novembre 2018.Donald Trump a brusquement annulé sa rencontre avec Vladimir Poutine, prévue en marge du G20 qui s’est ouvert ce jeudi en Argentine, après que la Russie a intercepté dimanche trois navires militaires ukrainiens et capturé 24 marins en mer Noire. Moscou réactive ainsi un conflit au statut incertain, malgré les accords de Minsk signés en février 2015. « Les chances de succès de Minsk 2 restent limitées, dans la mesure où aucun des belligérants n’a atteint ses objectifs », analysait alors Igor Delanoë.

De Maïdan à Minsk, un pays en déroute

L’Ukraine entre guerre et paix

La chute du chaudron de Debaltsevo ruine les espoirs de reconquête militaire contre les insurgés du Donbass. Après un an de déconfiture, les dirigeants ukrainiens ont dû accepter de nouveaux accords à Minsk. Mais la perspective d’une solution politique durable, s’appuyant sur le respect des minorités et un dialogue avec Moscou, semble lointaine.

Près de seize heures de négociation ont été nécessaires aux représentants du « format Normandie (1) » — le président François Hollande, la chancelière allemande Angela Merkel, le president ukrainien Petro Porochenko et le président russe Vladimir Poutine — réunis le 12 février dans la capitale biélorusse pour parvenir à un compromis. Comportant treize points ainsi qu’une note additionnelle, les accords de Minsk 2 restent similaires sur le fond à ceux de Minsk 1, signés le 5 septembre 2014 par les responsables de la Russie, de l’Ukraine et des républiques autoproclamées (2).

Les Européens ont peiné à renouer avec la Russie un dialogue trop longtemps négligé. Les difficultés d’aujourd’hui prennent racine dans une absence prolongée de coordination face aux problèmes posés par les pays de leur « voisinage partagé » (Arménie, Azerbaïdjan, Biélorussie, Géorgie, Moldavie, Ukraine), que la crise ukrainienne n’a fait qu’approfondir. En mai 2009, l’Union européenne a lancé son partenariat oriental à l’initiative de la Pologne et de la Suède, deux Etats qui entretiennent des relations historiquement épineuses avec la Russie.

Ce partenariat devait aboutir à terme à l’établissement d’une zone de libre-échange dès la fin 2015 (3) en excluant tout autre accord avec Moscou, qui partage pourtant avec ces Etats un système de normes et des relations commerciales vitales (4). Face à cette initiative, le Kremlin a mis en avant l’Union économique eurasiatique, dont l’Ukraine devait être l’élément-clé (5). La Russie s’inquiète de ce que des pays avec lesquels elle a vécu une histoire commune se rapprochent sur le plan stratégique de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) et se fondent économiquement dans le moule de l’Union européenne. C’est pourquoi elle a revendiqué dans le même temps une « zone d’intérêts privilégiés » que les Européens et les Etats-Unis ont refusé de lui reconnaître. Voisin oriental de l’Union européenne et « étranger proche » de la Russie, l’Ukraine s’est trouvée soumise à un écartèlement géopolitique qui a réveillé ses polarités territoriales est-ouest.

Sous la pression d’une débâcle

Cette lutte pour l’influence a fait le lit d’une crise dont l’emballement a conduit à la guerre dans le Donbass. Les marches de l’escalade sont aujourd’hui difficiles à redescendre. Si Européens et Américains gardent en tête le coup de force de l’annexion de la Crimée du 16 mars 2014 — qui a déclenché la première vague de sanctions—, Moscou considère que le point de non-retour remonte au changement de régime du 23 février 2014. Deux jours auparavant, grâce à la médiation des Européens et en présence d’un représentant de la Russie, un document de sortie de crise avait été conclu entre M. Viktor Ianoukovitch et les chefs de l’opposition ukrainienne. Prévoyant notamment un retour à un régime parlementaire ainsi qu’une élection présidentielle anticipée, l’accord est cosigné par les ministres des affaires étrangères allemand et polonais, MM.Frank-Walter Steinmeier et Radoslav Sikorski. Toutefois, dès le lendemain, M. Ianoukovitch se réfugie en Russie ; et le 23 février, c’est M. Alexandre Tourchinov, le président de la Rada (Parlement ukrainien), qui est nommé président par intérim. La Russie reproche aux garants européens de l’accord du 21 février non seulement d’avoir renoncé à sa mise en œuvre, mais également d’avoir cautionné un coup d’Etat.

La crise connaît un tournant décisif le 17 juillet suivant lorsqu’un avion civil de la Malaysia Airlines est abattu au-dessus du Donbass : ce drame déclenche une nouvelle vague de sanctions touchant cette fois l’économie de la Russie. En août, les renforts de « volontaires » et l’assistance russe sauvent les séparatistes du Donbass d’une débâcle militaire qui semblait inévitable. Le succès de la contre-offensive menée ensuite par les insurgés des républiques populaires de Donetsk (DNR) et de Lougansk (LNR) conduit les parties à se réunir dans la capitale biélorusse et à adopter, le 5 septembre 2014, les premiers accords de Minsk. Mais les hostilités n’étaient que refroidies, aucun des camps n’ayant obtenu satisfaction : une zone abritant cinq millions d’Ukrainiens échappait à l’autorité de Kiev, et les territoires rebelles n’avaient pas d’avenir économique faute d’accès au port de Marioupol, sur la mer d’Azov, ou de maîtrise du nœud ferroviaire de Debaltsevo, situé à mi-chemin de Donetsk et de Lougansk (6). L’absence de réel contrôle des accords a permis la reprise des combats, qui se sont intensifiés autour de ces points névralgiques, ainsi que sur l’aéroport de Donetsk.

Minsk 2 est le produit des craintes européennes tant d’un conflit majeur sur le continent que de l’effondrement militaire, politique et économique au bord duquel se trouve l’Ukraine. Sous la pression de la débâcle promise à Debaltsevo, où étaient encerclés entre six mille et huit mille soldats ukrainiens au moment des négociations, le président Porochenko avait le choix entre continuer de perdre la guerre ou signer le document. Dans les heures qui ont suivi, le Fonds monétaire international (FMI) débloquait une nouvelle aide de 17,5 milliards de dollars. Pour la Russie, Minsk 2 a été l’occasion de voir reconnue la fracture de l’Ukraine le long de la ligne de cessez-le-feu et d’apparaître comme le seul acteur capable de faire accepter un compromis aux insurgés. En pouvant modifier en permanence l’équilibre des forces sur le terrain et en obtenant un statut spécial pour les régions orientales, Moscou s’assure de garder un pied dans la porte pour éviter que l’Ukraine ne rejoigne l’OTAN, comme dans les « conflits gelés » de Transnistrie et de Géorgie (lire « De la Transnistrie au Donbass, l’histoire bégaie »).

L’objectif premier des accords reste d’imposer — dans le plus grand scepticisme— un arrêt des combats. Il ne pourra durer qu’avec le retrait de l’artillerie lourde. La distance de recul doit être mesurée à partir de la ligne de front du 10 février 2015 pour l’armée ukrainienne et de celle du 19 septembre pour les insurgés. La vérification de la réalité du cessez-le-feu et du retrait des armes lourdes doit être assurée par les observateurs de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), dont les effectifs passent de deux cent cinquante à trois cent cinquante personnes. Les chances de succès de Minsk 2 restent limitées, dans la mesure où aucun des belligérants n’a atteint ses objectifs : Kiev n’est pas parvenu à réinstaurer sa souveraineté sur les territoires aux mains des séparatistes ; les insurgés n’ont pas réussi à consolider une emprise territoriale suffisante, pouvant correspondre aux oblasts de Donetsk et de Lougansk, nécessaire à l’appui de leurs revendications indépendantistes. D’où la crainte, les accords à peine signés, de nouveaux combats de forte intensité autour de Marioupol.

Les accords pèchent en outre par des dispositions difficiles à mettre en œuvre concrètement sur le terrain et par la faiblesse des mécanismes de contrôle. Le prix du sang est impossible à oublier chez les soldats qui se sont battus depuis septembre pour défendre ou prendre moins de mille kilomètres carrés. La durabilité du cessez-le-feu constitue d’autant plus une inconnue qu’aucune zone démilitarisée n’est prévue par le document. Celui-ci ne contient pas non plus de mesures en faveur du déploiement d’une force d’interposition, dont la composition aurait conduit à un nouveau sujet de dissension entre Russes, Ukrainiens, séparatistes et Européens. Le retrait des unités étrangères, des mercenaires et des « groupes illégaux » du territoire ukrainien reste très difficile à mettre en œuvre, et n’est assorti d’aucun calendrier. Comment un observateur de l’OSCE parviendra-t-il à distinguer un insurgé de Donetsk d’un « volontaire » russe, les deux étant parfaitement russophones ? En outre, les bataillons au sein desquels servent des miliciens croates, polonais ou baltes, dont certains sont financés par des oligarques, opèrent sur le terrain avec l’armée ukrainienne, mais n’obéissent que très imparfaitement à Kiev.

Minsk 2 risque par ailleurs d’être difficile à faire accepter par la Rada, où les députés ukrainiens ont jusqu’au 14 mars pour adopter une résolution sur la délimitation des territoires du Donbass concernés par un statut spécial. Une telle résolution avait été votée le 16 septembre 2014, mais elle n’a jamais été mise en œuvre. Dans le cadre d’une décentralisation qui accorderait à ces territoires une forme d’autonomie linguistique, économique et sécuritaire, ce statut permettrait la création de forces de police qui leur seraient propres. Sur ce point, le dialogue politique s’annonce difficile, aussi bien entre les belligérants qu’au sein du gouvernement ukrainien, où les plus bellicistes, notamment le premier ministre Arseni Iatseniouk et le ministre de l’intérieur Arsen Avakov, appellent encore à une victoire complète sur les séparatistes. Dès la signature de Minsk 2, nombre de voix à Kiev se sont élevées pour critiquer le document, en particulier celles du chef du parti d’extrême droite Praviy Sektor (« Secteur droit »), M. Dmytro Iaroch, qui a déclaré ne pas reconnaître les accords, et celle du ministre des affaires étrangères, M. Pavlo Klimkin, qui a affirmé que l’Ukraine n’était en aucun cas dans l’obligation de mener une réforme constitutionnelle ni de concéder une plus grande autonomie au Donbass. En outre, alors que M. Porochenko a rappelé dès l’adoption de Minsk 2 que la fédéralisation de l’Ukraine n’était pas à l’ordre du jour, les insurgés continuent de leur côté à revendiquer l’indépendance.

La question gazière en embuscade

Aux difficultés d’ordre politique viennent s’ajouter les défis économiques. L’Ukraine s’est engagée à prendre à sa charge la reconstruction des zones détruites par les combats et à rétablir le versement des prestations sociales interrompu à l’initiative de M. Porochenko en novembre 2014. Après une récession de 8,2 % en 2014 et avec près de 25 % d’inflation, l’Ukraine aura le plus grand mal à assumer ce fardeau.

Si le document principal des accords de Minsk 2 reproduit donc nombre des imperfections de Minsk 1, la déclaration commune (7)qui l’accompagne laisse entrevoir quelques points positifs. La Russie, l’Union européenne et l’Ukraine s’engagent à travailler sur la question gazière, qui ne manquera pas de se poser à nouveau dès le 1er avril 2015 et l’expiration du « paquet d’hiver (8) ». Le sauvetage économique pourrait alors devenir un terrain de rapprochement. Par ailleurs, les Européens semblent prendre en compte les préoccupations russes nées de la signature des accords de libre-échange entre l’Union européenne et l’Ukraine. La reconnaissance, dans les points additionnels de Minsk 2, de l’autodétermination linguistique d’une partie du Donbass et du droit de ces territoires à développer une coopération avec la Russie témoigne également de la construction timide d’une solution politique.

Le cessez-le-feu pourra s’installer si les bataillons ukrainistes les plus radicaux évitent les provocations et si Moscou parvient à refréner la tentation des séparatistes de pousser leur avantage sur le terrain. Le respect des aspects politiques des accords engage surtout Kiev. L’Union européenne pourrait faire pression sur la Rada pour aider le président Porochenko à mettre en marche un difficile processus qui risque de le placer en porte-à-faux au regard de ses promesses électorales et vis-à-vis d’une partie de son gouvernement. Absent des négociations et aujourd’hui tenté par la surenchère, Washington dispose de leviers sur le Parlement ukrainien, notamment à travers le premier ministre Iatseniouk, et pourrait contribuer à la mise en œuvre des accords. Ces puissances seront encouragées par la résolution 2202 du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies, présentée par la Russie et adoptée à l’unanimité le 17 février. Demandant la pleine application des accords de Minsk, ce texte réaffirme son attachement au « plein respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de l’Ukraine ».Une façon discrète d’entériner de facto l’annexion de la Crimée.

Igor Delanoë

Docteur en histoire, enseignant au Collège universitaire français de Saint-Pétersbourg.

(1En référence à la rencontre diplomatique qui s’est tenue le 6 juin 2014 entre les quatre dirigeants en marge des commémorations du débarquement de Normandie.

(2Cet accord a été complété par un mémorandum signé le 19 septembre 2014 par les mêmes parties.

(3La mise en place d’une zone de libre-échange entre l’Ukraine et l’Union européenne est prévue pour le 31 décembre 2015.

(4Lire Julien Vercueil, « Aux racines économiques du conflit ukrainien », Le Monde diplomatique, juillet 2014.

(5Lire Jean Radvanyi, « Moscou entre jeux d’influence et démonstration de force », Le Monde diplomatique, mai 2014.

(6Lire Laurent Geslin et Sébastien Gobert, « Veillée d’armes au Donbass », Le Monde diplomatique, décembre 2014.

(7Annexe II de la résolution 2202 du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU).

(8Signé fin octobre 2014, cet accord court du 1er novembre 2014 au 31 mars 2015. L’Ukraine paie sa consommation en avance pour le mois suivant, et s’engage à rembourser à la Russie environ 3 milliards de dollars d’arriérés de dette.

https://www.monde-diplomatique.fr/2015/03/DELANOE/52698

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