L’auteur de « Sodoma » a lu « Comment l’Amérique veut changer de pape » du vaticaniste Nicolas Senèze, qui raconte la campagne de déstabilisation contre François.
Le titre d’un livre est toujours aguicheur ou provocateur. Mais celui de Nicolas Senèze sur le Vatican, Comment l’Amérique veut changer de pape (Bayard), est gravement trompeur. L’Amérique ne veut pas plus changer de pape que la France, l’Italie ou le Mozambique. On peut même dire que le « complot contre le pape », s’il existe, est d’abord romain. Voilà comment à partir d’un diagnostic juste, et que nous partageons largement, le vaticaniste se trompe complètement de conclusion. Et induit ses lecteurs en erreur.
Correspondant de La Croix à Rome, Nicolas Senèze fait le récit, dans un livre qui vaut mieux que son titre, d’une campagne en cours qui vise à déstabiliser ou à faire démissionner le pape – et il a raison. Depuis le synode sur la famille en 2014-2015, François est de plus en plus souvent, et de plus en plus durement, critiqué par des associations, des médias et, de manière inédite, par des cardinaux.
« Une tentative de coup d’État » et « un putsch », écrit même Senèze : c’est excessif. On n’a jamais vu les chars sur la place Saint-Pierre ! Jamais François n’a imaginé démissionner ; jamais il n’a été mis en minorité sur son nom par le Collège cardinalice ; et la très grande majorité des fidèles catholiques le vénère toujours. Qu’il y ait une opposition à François est vrai. Que cette opposition soit bruyante, vrai aussi. Qu’elle soit d’extrême droite, vrai encore. Mais les critiques contre le pape n’ont rien à voir avec la faillite générale du pontificat précédent, celui de Benoît XVI, ce pape détesté jusque dans son propre pays, l’Allemagne, et mal-aimé de la curie. Et même de l’Amérique !
Pas d’informations nouvelles
Le point culminant des attaques contre François : le rapport de Mgr Viganò, un archevêque à la retraite, publié à l’été 2018. L’ancien ambassadeur du Saint-Siège à Washington (le nonce) y dénonçait les erreurs du pape et sa complicité dans la couverture des abus sexuels. Pire : il n’hésitait pas à demander purement et simplement la démission du saint-père ! Mais on a déjà lu dix fois le récit de cette affaire tragi-comique autour de la « testimonianza » de Viganò, que Nicolas Senèze résume bien, sans apporter d’informations nouvelles.
Reste que Mgr Viganò est italien. Tout comme les opposants les plus vocaux contre le pape : les journalistes qui l’ont aidé à écrire son mémo étaient romains, et italiens nombre des cardinaux qui s’opposent à François (Angelo Bagnasco, Mauro Piacenza, Tarcisio Bertone, ainsi que Carlo Caffarra, aujourd’hui décédé).
Et, quand ils ne sont pas italiens, ces complotistes discrets ou plus bruyants sont allemands (les cardinaux Gerhard Müller et Walter Brandmüller), africain (le cardinal Robert Sarah), espagnol (Antonio Cañizares), latinos (Norberto Rivera, Juan Luis Cipriani, Juan Sandoval Íñiguez) ou australien (George Pell, un cardinal aujourd’hui en prison pour abus sexuels sur mineurs, ce qui ne l’a pas empêché de donner récemment une interview contre les idées du pape).
Il y a aujourd’hui une opposition d’extrême droite militant pour un changement de ligne du Saint-Siège qui aimerait inciter le pape à démissionner.
Réduire l’opposition à François à un complot de l’Amérique est tout simplement faux. Ce qui est vrai, en revanche : il y a aujourd’hui une opposition d’extrême droite militant pour un changement de ligne du Saint-Siège qui aimerait inciter le pape à démissionner et qui s’organise pour que son successeur soit un ultraconservateur. Ces réseaux ultraconservateurs sont pour une part américains, mais beaucoup plus européens, latinos, africains ou asiatiques. Ce qui les relie, ce n’est pas Donald Trump ou Steve Bannon : c’est Joseph Ratzinger.
Dans les premiers chapitres de son livre, Nicolas Senèze propose néanmoins une intéressante cartographie de l’Amérique anti-François. Ces milliardaires pro-vie, ces lobbies anti-LGBT, ces associations anti-avortement ou ces Chevaliers de Colomb sont bien organisés. Les acteurs de cette campagne de fundraising contre François sont riches : ils s’appellent Tim Busch ou Frank Hanna. Le point décisif avancé par Senèze, c’est que derrière les positions idéologiques américaines contre François se cachent également des intérêts financiers (par exemple pour le « business du divorce catholique »). C’est vrai aussi en Allemagne, où la bataille se joue sur « l’impôt » payé par les catholiques et récolté pour l’Église directement par l’État.
Le rapport chapeau rouge
Les pages sur le cardinal de Boston Bernard Law, dont la chute du fait du scandale de la pédophilie a bouleversé l’Amérique catholique, sont intéressantes et nouvelles. Quant au chapitre consacré à la bataille de la droite américaine contre Laudato si’, l’encyclique du pape François en faveur de l’environnement, il est passionnant : on comprend mieux comment les catholiques américains les plus extrémistes ont pu voter pour Donald Trump et ne se soucient pas de la planète.
Mais le chapitre le plus intéressant de ce livre est celui consacré au Red Hat Report (le rapport chapeau rouge), ce projet américain qui vise à neutraliser les cardinaux libéraux en vue du prochain conclave. Financée massivement, animée par des ultraconservateurs et s’appuyant sur des enquêteurs et d’anciens agents du FBI qui n’hésiteront pas, le cas échéant, à révéler l’homosexualité des cardinaux progressistes, l’opération pourrait jouer un rôle décisif dans la désignation du prochain pape. Une menace qu’il serait important que les progressistes prennent au sérieux.
Étrangement, Senèze ne cite pas, lorsqu’il évoque ce Red Hat Report, le livre de référence du vaticaniste Marco Politi qui l’a décrit minutieusement pour la première fois (La Solitudine di Francesco : un papa profetico, una Chiesa in tempesta, Laterza, mars 2019). Soit Senèze ne l’a pas lu, et c’est une erreur, soit il l’a lu, sans le citer, et c’est une faute déontologique (le livre de Politi, en italien, s’appuie sur les mêmes faits et défend la même thèse que Senèze).
Mafia gay
Senèze pointe le fait que 24 évêques américains ont publiquement soutenu le complot d’extrême droite de Mgr Viganò, chiffre qui semble considérable et qui tendrait à prouver, selon lui, l’opposition de « l’Amérique » à François. Mais il y a aux États-Unis 434 évêques, dont 197 actifs (et 15 cardinaux, dont un seul a pris position publiquement en faveur de Mgr Viganò). Il existe un puissant mouvement catholique pro-François aux États-Unis, que je soupçonne, en réalité, d’être bien plus massif et mieux organisé que celui des opposants au pape.
En revanche, Comment l’Amérique veut changer de pape analyse bien les autres sources du conflit au sein du Collège cardinalice – et elles ne sont pas américaines. C’est le cas, notamment, des positions de François qui est partisan à la reprise d’un dialogue avec la Chine, au grand dam du cardinal Joseph Zen Ze-kiun, ancien évêque de Hongkong. C’est le cas également de Cuba, où le dossier est plus complexe, et où Senèze n’a pas non plus enquêté.
Quant à la Suisse, Senèze décrit bien le fameux groupe dit « de Saint-Gall » qui, animé par des cardinaux libéraux, tels Carlo Maria Martini, Achille Silvestrini, Walter Kasper ou Godfried Danneels, aura été l’une des forces initiales, un terreau favorable, qui a préparé l’élection de François. On comprend pourquoi l’extrême droite s’acharne sur cet épiphénomène, qu’elle taxe d’avoir été une « mafia gay » (le cardinal Danneels a malencontreusement parlé de la « mafia de Saint-Gall », ce que tout le monde, étant donné sa personnalité, a surinterprété à tort ou à raison).
Son livre est une arme du courant libéral et progressiste contre le courant conservateur. C’est un livre anti-Viganò et pro-François – et c’est ce qui fait son charme.
Quel est aujourd’hui le champion des conservateurs qui rêvent de leur « mafia » de Saint-Gall à eux ? C’est tout le problème. Sans leader, ils ne peuvent espérer faire élire le prochain pape. Le cardinal Burke est ultra-marginalisé avec ses robes et ses cappa magna ; le cardinal Müller est trop clivant, trop ambigu et hors jeu ; le cardinal Sarah est démonétisé depuis ses positions hystériques contre les femmes et contre les gays ; le cardinal canadien Marc Ouellet est trop ratzinguérien pour les progressistes et trop pro-François pour les conservateurs. Le malheur des opposants à François, nous dit Senèze, c’est qu’ils sont très divisés et qu’ils n’ont personne pour faire roi.
L’analyse de Nicolas Senèze est presque toujours juste, du moins aux yeux de ceux qui défendent le pape François – ce qui est le cas de l’auteur de cet article. On peut même dire que son livre est une arme du courant libéral et progressiste contre le courant conservateur. C’est un livre anti-Viganò et pro-François – et c’est ce qui fait son charme.
Bataille romaine
Mais l’analyse fait long feu lorsqu’elle regarde essentiellement vers l’Amérique – quand il fallait regarder vers Rome ou vers Munich. Car, si le « complot » contre François n’a rien d’américain, il a tout d’allemand. Il porte un nom : Joseph Ratzinguer. C’est une bataille que mène le clan de Benoît XVI contre François. C’est une bataille romaine ! Mais ça, un vaticaniste ne peut pas le raconter…
Tous les opposants à François sont des nostalgiques ou des thuriféraires de l’ancien pape Benoît XVI : ce sont des ratzinguériens. Beaucoup sont aussi des homosexuels actifs ou des homophiles refoulés qui font preuve d’une homophobie délirante par haine de soi ou pour cacher leurs tendances. Il suffit, pour s’en convaincre, d’observer le réseau qui les entoure.
Quant à Robert Sarah, un cardinal guinéen francophone, et un vicieux opposant à François, il a, lui aussi, reçu le soutien de fondations d’extrême droite européenne et américaine qui lui ont acheté 100 000 exemplaires de son livre, comme je l’ai révélé, pour diffuser sa pensée réactionnaire, homophobe et traditionaliste. Le porte-parole des très conservateurs Chevaliers de Colomb m’a confirmé par écrit avoir financé les ouvrages de Sarah.
Vivre dans une bulle
En fin de compte, le livre de Nicolas Senèze est globalement fiable, mais c’est un livre de « vaticaniste ». Cette tribu un peu spéciale de journalistes en comporte de bons et de mauvais, comme toute corporation, et Senèze fait partie des premiers. Mais tous vivent dans leur bulle, ils se lisent entre eux, se citent, épousent les amitiés et les inimitiés de leur microcosme et, ce faisant, peinent à comprendre leur sujet faute de s’ouvrir au monde. La tragédie du Vatican au XXIe siècle est indexée sur l’entre-soi des vaticanistes. Sont-ils trop « embedded » pour écrire librement ? Sont-ils, finalement, de véritables journalistes ? Je serais enclin, comme je l’ai déjà écrit dans Le Point, à répondre par la négative, et le livre de Nicolas Senèze, par ailleurs sérieux et honnête, le prouve.
Une phrase suffit à nous en convaincre. Lorsqu’il critique quelques prélats romains, Senèze s’empresse d’ajouter : « On ne dira jamais assez combien la curie compte d’hommes et de femmes discrètement dévoués à leur mission au service du pape ! » Voici une précaution bien « vaticaniste » qui est là pour flatter des contacts et faire en sorte qu’on soit encore invité à prendre l’avion avec le pape.
Dommage que ce livre dont on partage la thèse, et la plupart des analyses, a les codes et les travers des vaticanistes.
Par Frédéric Martel *
*Frédéric Martel, journaliste à Radio France, est spécialiste de l’Amérique (sa thèse portait sur l’histoire des États-Unis). Il est l’auteur de Sodoma, enquête au cœur du Vatican (Robert Laffont).