Joseph Daul espère encore que le Conseil européen parviendra à faire suffisamment pression pour ramener le régime hongrois dans le cercle des valeurs européennes, celles-là mêmes qui sont constitutives du PPE, le parti des fondateurs de l’Europe. Les dirigeants du PPE attendent encore des signes de bonne volonté de la part d’Orbán « avant le congrès d’Helsinki » des 7 et 8 novembre, précise-t-on au PPE.
Orbán et les droites illibérales
C’est assez illusoire vu la tournure des événements et le ton adopté par Orbán devant les eurodéputés du PPE. Au lieu d’en rabattre, ce qui aurait pu retenir les votes hostiles, le leader hongrois a, au contraire, pourfendu la gauche, responsable, selon lui, d’une désinformation à son égard et a nié en bloc les violations des libertés dans son pays en se prévalant, en outre, d’un large soutien populaire…
Le choix de maintenir Orbán dans la famille des démocrates-chrétiens ne va pas simplifier la tâche des partis de droite lors de la prochaine campagne européenne. Dans de nombreux pays, la droite classique est en concurrence frontale, sinon vitale, avec l’extrême droite et s’interdit toute alliance avec elle. Or, Viktor Orbán n’a aucune intention de baisser d’un ton et souhaite, au contraire, un rassemblement des droites illibérales sous sa bannière. C’est tout le sens de sa démarche envers Matteo Salvini, le leader de la Lega en Italie, un allié de Marine Le Pen en France.
Aubaine pour Macron
Orbán tend à piéger le PPE dans un jeu d’alliances totalement contradictoires. Comment le parti des fondateurs de l’Europe peut-il prétendre incarner le dernier rempart contre l’extrême droite quand l’un des siens, ici Orbán, préconise ouvertement l’alliance des droites ? Comment Laurent Wauquiez, en France, peut-il être l’adversaire de Marine Le Pen quand Orbán et Salvini, l’allié de Le Pen, envisagent une alliance future au sein du Parlement européen issu du scrutin de mai 2019 ? La stratégie nationale des partis de la droite classique consistant à dresser un « cordon sanitaire » avec l’extrême droite est ruinée par l’attitude du leader hongrois. Une aubaine pour Emmanuel Macron qui va se faire un plaisir de jeter Les Républicains dans le camp des populistes et des nationalistes. Et il aura un argument de poids : Orbán n’a pas été sorti du jeu et mène la danse…
Cela dit, le « problème Orbán » dépasse le cadre du PPE. C’est l’Union européenne qui se trouve lestée d’une Hongrie qui ne joue plus le jeu des institutions et encaisse, sans contrepartie, des sommes énormes au titre des fonds européens de cohésion. Orbán a raison de se prévaloir d’un large soutien populaire, car la grande majorité de la société hongroise tourne le dos aux valeurs européennes. Or, on ne fera pas le procès d’un peuple… Ce serait absurde.
Orbán et la menace Jobbik
Le contexte politique et géopolitique de la Hongrie permet de mesurer le fossé qui se creuse entre ce pays et l’Union européenne. Pour se maintenir au pouvoir, Viktor Orbán, à l’origine, un conservateur libéral, doit combattre, non pas la gauche, mais sa propre extrême droite, le Jobbik. À eux deux, ils représentent 68 % du spectre politique hongrois aux dernières législatives d’avril 2018. Autrement dit, il n’y a pas d’alternative à Orbán si ce n’est un clone encore plus nationaliste et anti-européen…
Ultranationaliste, le Jobbik, fondé en 2003, a d’abord combattu l’adhésion de la Hongrie à l’Union européenne. Ce parti plaide pour le retour aux valeurs chrétiennes, et considère que le « cosmopolitisme » a corrompu la Hongrie tandis que son élite de Budapest fait le jeu des intérêts étrangers. Ce sont des thèmes que Viktor Orbán a repris à son compte à mesure de la montée en puissance du Jobbik. Les résultats électoraux du Jobbik sont allés crescendo depuis les législatives de 2010, où il entre au Parlement avec 16,67 % des voix. En 2014, il se propulse à 20,22 % des suffrages ; il est alors la troisième force du pays. À ce moment-là, la coalition des cinq partis de gauche compte encore 25,57 % des voix.
Orbán dans la main de Poutine
La stratégie d’Orbán d’occuper le terrain de son adversaire d’extrême droite a été payante puisque, en 2018, la poussée du Jobbik est contenue (19,06 %). En fait, il s’est produit en Hongrie un phénomène que beaucoup de pays européens connaissent : tandis que le Jobbik s’efforçait, au fil des ans, de se dédiaboliser pour conquérir le pouvoir, Orbán, lui, radicalisait son discours pour le conserver. La même tentation existe en Bavière avec la CSU de Horst Seehofer confrontée à la concurrence de l’AfD, la formation d’extrême droite. En France, Laurent Wauquiez est tenté, de la même façon, de faire pièce au Rassemblement national (ex-Front national), mais les résistances de l’aile modérée des Républicains l’obligent à composer.
Viktor Orbán a adapté son discours : l’ennemi « cosmopolite » est tout désigné, c’est la Commission de Bruxelles et, depuis peu, Emmanuel Macron, accusé d’être « pro-migrants ». Il entretient l’idée d’une Hongrie chrétienne qui, depuis le Moyen Âge, a toujours été le rempart contre l’invasion musulmane (à l’époque des Ottomans). Il s’affirme également comme étant le meilleur allié de la Russie au sein de l’UE et réclame la levée des sanctions contre la Russie. En fait, son autonomie vis-à-vis de Moscou est très restreinte. La Hongrie dépend à 75 % du gaz et à 65 % du pétrole russe. Les centrales nucléaires hongroises sont également de conception russe. Bref, Vladimir Poutine le tient par le robinet énergétique comme au plus beau temps de l’URSS…
Une nouvelle alliance vers l’Asie ?
Viktor Orbán, conscient du danger, a besoin de diversifier son approvisionnement énergétique. C’est la raison pour laquelle il se tourne vers le Kazakhstan, pays « frère » aux racines prétendues communes. C’est une sorte d’alternative politique à l’Est qu’Orbán envisage si les choses devaient se gâter avec l’Union européenne. Les Hongrois ne sont pas un peuple slave. Ils se revendiquent comme descendants des Magyars, un groupe ethno-linguistique finno-ougrien originaire d’Asie centrale. Certains estiment que les Hongrois descendent d’un groupe de cavaliers turciques, ce qui les rapprocherait des Kazakhs… Bref, on va chercher très loin dans le passé la justification historique à des rapprochements qui sont surtout le fruit de contraintes économiques.
Mais cette quête mythique des origines, ce rappel incessant à l’histoire, aux souffrances du passé, au sacrifice des Hongrois face aux Ottomans est une manière pour Orbán de dire à l’Europe : « Vous me le devez bien. » On l’a encore vu lors de sa récente audition devant les parlementaires européens à l’occasion de la procédure de sanction. Quand on lui demande des comptes sur l’État de droit, le respect de la liberté de la presse, des droits des minorités et des réfugiés, Orbán se prévaut du passé pour faire oublier le présent. « Vous allez condamner, dit-il, cette Hongrie qui, depuis 1 000 ans, est membre de la famille des peuples chrétiens d’Europe. […] Cette Hongrie qui, par son travail et quand il l’a fallu par son sang, a contribué à l’histoire de notre magnifique Europe. Vous allez condamner cette Hongrie qui s’est soulevée et qui a pris les armes contre l’armée la plus importante du monde, l’armée soviétique, et qui a payé un lourd tribut pour la liberté et la démocratie, et qui, lorsqu’il l’a fallu, a ouvert ses frontières à nos compagnons d’infortune est-allemands. »
Des discours et des actes qui ne coïncident pas
Cela dit, chez Orbán, il faut distinguer le discours et l’action, les deux ne se recoupent pas complètement. Au nom de la pureté religieuse de son pays, il prétend n’accueillir aucun migrant et refuse de faire le distinguo entre migrants économiques et réfugiés politiques. En fait, ce n’est pas la réalité. Même la Hongrie de Viktor Orbán accorde le statut de demandeur d’asile. En 2017, 1 290 personnes en ont bénéficié en Hongrie, dont 580 Afghans, 385 Syriens et 190 Irakiens. Ce chiffre est supérieur aux statistiques du Portugal (500 personnes) ou comparable à celles de Chypre (1 245 personnes) et très supérieur à celles des États membres comme Malte, les États baltes, la Slovaquie, la Slovénie, la Croatie… Mais Orbán n’en parle jamais. Il préfère prendre la tête d’une croisade anti-migrants qui lui paraît plus électoralement payante dans un pays, en effet, rétif à l’accueil.
Ce n’est pas le seul paradoxe d’Orbán. Lorsqu’il se précipite dans les bras de Salvini, il embrasse, en vérité, un allié dont les intérêts sont diamétralement contraires aux siens. Salvini réclame que ses voisins européens le soulagent d’un trop-plein de migrants. Orbán est précisément celui qui, avec son voisin polonais, a bloqué le mécanisme de répartition des migrants face à un afflux massif. En fait, le leader hongrois n’était pas hostile à l’idée de soulager la Grèce ou l’Italie, mais il voulait pouvoir choisir combien et qui, de manière à n’accueillir que les réfugiés de confession catholique. Une fois de plus, on constatera un décalage entre ce qu’il prétend et ce qu’il fait puisque, en accordant l’asile à des Afghans, des Syriens et des Irakiens, il ouvre son pays à des musulmans…
C’est peut-être en raison de cette pratique moins obtuse que son discours public que les dirigeants du PPE lui ont accordé du temps pour rentrer dans le rang de la famille chrétienne-démocrate. Or, désormais, à l’approche des européennes, le temps presse et les finasseries d’Orbán peuvent plomber la lisibilité de la campagne du PPE.