La suppression de l’autonomie constitutionnelle du Cachemire pourrait être lourde de conséquences dans l’une des régions les plus militarisées au monde.
C’est dans le secret que le gouvernement nationaliste hindou de New Delhi a échafaudé son projet. Les rouages d’un projet visant à supprimer l’autonomie constitutionnelle du Cachemire indien, province himalayenne en proie à une insurrection séparatiste, ont été élaborés au fil des dernières semaines. Certes, le parti du BJP (Bharatiya Janata Party) du Premier ministre Narendra Modi n’avait pas caché, par le passé, sa volonté de faire rentrer la région à majorité musulmane dans les rangs et de la dépouiller de son statut d’exception afin de l’intégrer au reste de l’Inde. Il en avait fait une promesse de campagne électorale lors du scrutin législatif de mai dernier remporté avec une majorité triomphante.
Quand Amit Shah, bras droit de M. Modi et ministre de l’Intérieur, s’est dirigé vers le Parlement indien dans la matinée du lundi 5 août, des rumeurs circulaient sur la possibilité d’une annonce touchant au sujet explosif du Cachemire. En effet, depuis une semaine, des événements inhabituels se succédaient dans cette région. Les autorités ont sommé les visiteurs et les touristes d’évacuer le Cachemire et le traditionnel pèlerinage d’Amarnath a été annulé. Trente-cinq mille paramilitaires ont été envoyés en renfort dans cette région qui est déjà l’une des zones les plus militarisées au monde depuis le début de l’insurrection en 1989. Les autorités ont justifié leurs actions par la menace d’une attaque terroriste soutenue par le Pakistan. Enfin, les dirigeants des trois grands partis politiques locaux ont été assignés à résidence. Les téléphones ont été coupés, les écoles fermées et les rassemblements interdits. Depuis lundi, la population était immobilisée et réduite au silence.
Deux jours plus tard, on apprend qu’un manifestant est mort après avoir été pourchassé par la police dans la vieille ville de Srinagar, un bastion de la contestation en Inde. Il s’agit du premier décès depuis que New Delhi a imposé un black-out total au Cachemire.
Modi accusé de vouloir « hindousier » le Cachemire
Depuis lundi, l’encre ne cesse de couler pour commenter ce séisme politique. Les rangs de l’opposition s’insurgent contre un coup de force « antidémocratique » et les sympathisants du BJP se félicitent d’une « réaffirmation de la démocratie ». Les habitants du Cachemire, eux, sont toujours emmurés dans leur vallée et ne peuvent donner leur avis.
Dans les grandes lignes, le statut d’autonomie constitutionnelle de l’État du Jammu-et-Cachemire a été révoqué sur-le-champ par un simple décret présidentiel. En 1947, lors de la partition de l’empire colonial des Indes entre l’Inde et le Pakistan, il avait été concédé en échange du rattachement du Cachemire à l’Inde, alors que les deux frères ennemis en revendiquaient la souveraineté. L’article 370 de la Constitution indienne donnait un pouvoir exceptionnel à l’assemblée législative de l’État du Jammu-et-Cachemire dans la gestion de ses affaires et il limitait l’interférence de New Delhi à des domaines tels que la défense ou les communications. Sept décennies plus tard, l’article disparaît.
Une autre disposition, l’article 35-A, interdisait aux non-Cachemiriens de détenir des propriétés dans la région et devient caduque. Ce point risque lui aussi d’avoir des conséquences importantes puisqu’il va permettre aux hindous du reste de l’Inde de s’installer au Cachemire. Un moyen d’assagir la région par le développement et les investissements. Les critiques les plus virulentes agitent une tentative d’« hindouiser » le Cachemire de la part du BJP, qui rêve d’une Inde auréolée de la suprématie hindoue.
« La majorité des Indiens salue cette mesure, malgré l’absence de concertation »
Une nouvelle loi, adoptée mardi, entend découper le Jammu-et-Cachemire en deux entités : d’un côté, le Ladakh, haut plateau à la culture bouddhiste, et, de l’autre, le Cachemire himalayen avec, dans la plaine, le Jammu de tradition hindoue. Dans la foulée, la région perd le statut d’État fédéré pour rétrograder en deux « territoires de l’union », administrés directement par le gouvernement central et privés d’autonomie. Un coup dur pour les aspirations historiques du Cachemire indien, qui se voit soudain sous la tutelle de New Delhi.
Mais M. Modi flatte le sentiment des hindous qui ont toujours perçu le Cachemire comme partie intégrante de l’Inde. « La majorité des Indiens salue cette mesure, malgré l’imposition de la révocation et l’absence de concertations, commente Shekhar Singh, du département de sociologie à l’université de Shiv-Nadar. La stratégie est brillante. Tout a été calculé : le moment propice, l’isolement du Cachemire, la communication, etc. » Jusqu’à la situation actuelle du Cachemire, administré par New Delhi depuis la chute d’une coalition régionale en novembre dernier, ce qui a facilité la mainmise du gouvernement.
À travers l’abrogation de l’article 370, le BJP entend réparer « une erreur du passé ». Sur son compte Twitter, M. Modi a ainsi dénoncé « les injustices monumentales du passé ». « Le BJP installe une lecture historique qui tient l’ancien Premier ministre de l’Inde Jawaharlal Nehru et son parti du Congrès pour responsables du problème du Cachemire, créé au lendemain de la partition », explique Shekhar Singh.
Le Premier ministre s’impose une fois encore comme l’homme des décisions spectaculaires et drastiques. On se rappelle sa mesure autoritaire de « démonétisation », en 2016, qui avait paralysé le pays en invalidant du jour au lendemain la plupart des coupures pour endiguer la corruption. Les résultats avaient été mitigés. Aujourd’hui, M. Modi tente son pari le plus risqué : pacifier le Cachemire.