Par Baudouin Eschapasse
On avait fini par le croire immortel. Le dernier monstre sacré hollywoodien s’en est allé. Père de Michael Douglas, il était né en décembre 1916.
Sur cette photo de vacances, publiée à l’été 2019, sur le compte Instagram de son petit-fils, Cameron Morrell-Douglas, il était une silhouette fluette au bout d’une table. Déjà presque absent. Si la légende du cliché n’avait pas précisé que « Spartacus » était à table, on n’aurait jamais su que ce petit homme recroquevillé, au visage dissimulé par d’épaisses lunettes de soleil, était le plus grand acteur américain du XXe siècle. Kirk Douglas, dans ses dernières années, s’était mis à ressembler à une momie de pharaon. Sur son visage, à moitié figé depuis une attaque cérébrale, seule sa légendaire fossette rappelait le monstre sacré du septième art qu’il avait été.
Le comédien qui prétendait avoir fabriqué lui-même ce trait, si caractéristique de son visage, en s’endormant le menton posé sur une grosse chevalière est décédé le 5 février à 103 ans. Avec lui disparaît le dernier témoin de l’âge d’or d’Hollywood, l’ultime star d’un cinéma alors dominé par les grands studios américains.
Kirk Douglas, de son vrai nom Issur Danielovitch Demsky, était né le 9 décembre 1916 à Amsterdam (petite ville à une heure de route au nord de New York, aux États-Unis), dans une famille d’émigrés juifs ayant fui l’empire tsariste (la ville natale de ses parents, Tchavoussy, est aujourd’hui située en Biélorussie). Son père, Hershel, était, avant de traverser l’Atlantique, marchand de chevaux. À Manhattan, où il avait débarqué en 1908, il était devenu un marchand ambulant, « pour ne pas dire un clochard », expliquait le comédien. Sa mère, boulangère, Bryna Sanglel, avait rejoint son mari deux ans plus tard.
Son enfance très pauvre, l’acteur l’avait racontée avec pudeur dans une autobiographie parue en français en 1988 (Le Fils du chiffonnier, Presses de la Renaissance). Lors d’une soirée que lui avait consacrée la cinémathèque française le 26 janvier 1989, le comédien était revenu sur ces débuts difficiles. « Je viens d’un milieu misérable, les conditions de vie de mes parents étaient abjectes. Quand on débute ainsi, au bas de l’échelle, on est forcé d’avancer. Et l’on a forcément toujours la rage », avait-il expliqué, en français, comme pour justifier sa réputation d’homme imbuvable. « Je sais que j’ai été l’un des acteurs les plus détestés d’Hollywood. Cela m’a coûté au départ. Cette image m’amuse désormais », avait-il poursuivi.
Une enfance misérable
Fils unique, mais entouré de six sœurs, le jeune Kirk avait dû travailler très tôt pour aider ses parents à nourrir leur progéniture. Il avait multiplié les petits boulots dès ses dix ans. « J’ai tout fait : vendeur à la sauvette, livreur de journaux, serveur, jardinier. J’ai ensuite dû me battre pour entrer à l’université Saint-Lawrence, travailler dur le soir pour payer mes études. Je ne venais de rien. Et quand je dis rien, vous n’avez pas idée de ce que cela signifie », racontait-il.
À la fin des années 1930, il intègre l’American Academy of Dramatic Arts de New York. C’est là qu’il fait, en 1941, la première rencontre décisive de sa vie, celle de Betty Joan Berske, de huit ans sa cadette. La jeune fille deviendra, quelques années plus tard, immensément célèbre sous le nom de Lauren Bacall. Pour l’heure, elle est ouvreuse dans un théâtre miteux de la 42e Rue. Betty partage avec Kirk des origines modestes. Sa mère, secrétaire, qui l’élève seule, connaît des fins de mois difficiles. Les enfants ont beaucoup entendu parler, à la maison, des persécutions antijuives qu’avaient endurées leurs familles. Elle en Roumanie, lui en Russie. « Nous nous sommes serré les coudes », évoquaient les deux comédiens.
Doté d’une impressionnante musculature, Issur Danielovitch, qui se fait désormais appeler Izzy Demsky, débute une carrière de catcheur (« lutteur de foire serait plus juste », précisait-il) pendant que Lauren Bacall devient mannequin pour la mode. En 1941, Kirk est mobilisé. Au moment de prendre l’uniforme militaire, il adopte un patronyme « plus américain »: Izzy Demsky devient Kirk Douglas. Le garçon passera trois années dans une unité de surveillance aérienne à survoler la côte est pour traquer les sous-marins allemands menaçant de couler les navires qui traversent l’Atlantique.
Révélé dès son premier rôle
Après des débuts poussifs au théâtre et à la radio où il prête sa voix à des dramatiques sponsorisées par des marques de savon (ancêtres des soap operas télévisés), Kirk Douglas se fait repérer sur scène en remplaçant, au pied levé, Richard Widmark dans un mélodrame, repris pendant au moins cinq saisons sur Broadway et où jouera également Shirley Temple : Kiss and Tell). Mais c’est au grand écran qu’il est révélé, en 1946, dès son premier fim (The Strange Love of Martha Ivers, de Lewis Milestone). « Si Lauren ne m’avait pas poussé à passer des essais pour ce film, je serais probablement resté comédien de théâtre », notait l’acteur.
Le magnétisme de son regard et la violence contenue de son personnage de procureur hanté par une vieille histoire de mensonge lui confèrent une présence inquiétante. C’est cet aspect-là de sa personnalité qui incite Stanley Kramer à lui proposer le rôle principal de boxeur odieux dans le film Champion, réalisé par Mark Robson en 1949. Pour jouer ce rôle, Kirk Douglas a dû décliner un cachet bien plus important dans une superproduction MGM. Il ne le regrettera pas. Son interprétation de Midge Kelly, qui exprime sur le ring toute sa rage, lui vaudra sa première nomination aux Oscars. Kirk Douglas le sera trois fois au fil de sa carrière, mais ne recevra la statuette qu’à titre honorifique pour l’ensemble de son œuvre en 1996.
Une étoile est née
Son nouveau statut de vedette permet à Kirk Douglas d’imposer Lauren Bacall à l’affiche de son film suivant : Young Man With a Horn de Michael Curtiz en 1950. « C’était une manière de la remercier. C’est elle qui m’a offert mon premier manteau et mon premier rôle en m’incitant à passer les essais de mon premier film », justifiait-il. Le comédien enchaînera alors les rôles sous la direction des plus grands réalisateurs, les produisant parfois lui-même pour avoir le « final cut », via sa société du nom de sa mère (Bryna Production).
Sa filmographie compte ainsi les plus grands noms de l’époque : d’Otto Preminger à Stanley Kubrick, en passant par Howard Hawks, Elia Kazan, Anthony Mann, Joseph Mankiewicz, Vincente Minelli, Robert Aldrich, Richard Fleischer, Anatole Litvak ou encore John Sturges. Comme Burt Lancaster, avec lequel il jouera dans sept films, Kirk Douglas aura tâté de tous les genres : films noirs, westerns, péplums, comédies, polars, prenant un malin plaisir à alterner rôles de gentils et de méchants.
Cantonné à des rôles moins glorieux à partir des années 1980, où il se présente désormais comme « le père de Michael Douglas », le comédien réchappe d’un accident d’hélicoptère en 1991. Puis d’une attaque cérébrale et d’une crise cardiaque. Il arpente désormais le monde à la faveur de rétrospectives de son œuvre. Politiquement engagé, dans le camp démocrate depuis le début des années 1960, il entrera, brièvement en 2016, en politique, pour appeler les électeurs à ne pas voter pour Donald Trump. Pour ce fils d’immigrant, le programme porté par le futur président des États-Unis risquait de trahir l’esprit des pères fondateurs de la nation américaine. « Jusqu’à ce jour, je croyais avoir tout vu sous le soleil. Mais je n’avais jamais été témoin de cette stratégie de la peur de la part d’un candidat majeur à la présidentielle américaine de toute ma vie », avait-il déclaré dans un discours, intervenu quelques mois avant son centième anniversaire. Il n’avait pas été entendu.
Le Point.fr