La visite à Djeddah (Arabie saoudite) du secrétaire d’État américain devait lui permettre d’évoquer avec le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane la réponse à apporter après l’attaque du 14 septembre contre deux sites pétroliers d’Arabie saoudite, pour laquelle Washington et Riyad accusent tous deux la République islamique d’Iran. « Cette attaque à peine voilée de l’Iran contre l’Arabie saoudite est sans précédent dans sa portée, son échelle et sa valeur stratégique », estime Barbara Leaf, ambassadrice des États-Unis aux Émirats arabes unis de 2014 à 2018, désormais chercheuse au Washington Institute for Near East Policy. « Elle change les règles du jeu », ajoute la diplomate. « En un seul coup, l’Iran a franchi plusieurs paliers dans son escalade vis-à-vis des États-Unis. »
Pourtant, le chef de la diplomatie américaine a étonné en indiquant, à l’issue de sa visite en Arabie saoudite, qu’il privilégiait une issue diplomatique à cette crise. « Nous sommes ici pour bâtir une coalition destinée à parvenir à la paix et à une solution pacifique », a déclaré Mike Pompeo à l’occasion de la deuxième étape de son voyage à Abu Dhabi, espérant que l’Iran voie les choses « de la même manière ». Ceux qui attendaient une réaction militaire des États-Unis, après que son meilleur allié arabe au Moyen-Orient a été frappé en plein cœur, devront patienter. Donald Trump avait pourtant assuré mercredi avoir « beaucoup d’options » contre l’Iran, dont « l’option ultime ». Il a finalement décidé vendredi soir l’envoi de troupes supplémentaires « défensives » dans le Golfe, à la demande de ses alliés arabes, et de nouvelles sanctions « substantielles » contre Téhéran : « les plus sévères jamais imposées à un pays » contre la Banque centrale iranienne, pourtant déjà visée par les sanctions américaines.
Pacte de Quincy
Jeudi soir, le ministre d’État saoudien Adel al-Jubeir avait laissé poindre un certain agacement sur Twitter. « [Toute] complaisance avec le régime iranien ne fera que l’encourager à commettre plus d’actes de terrorisme et de sabotage de notre région et du monde entier », a-t-il écrit sur le réseau social. « Les Saoudiens ont été très surpris par ce qui s’est passé », confie une source diplomatique occidentale. « Cet épisode a révélé la vulnérabilité des systèmes de défense antiaérienne saoudiens, et a entraîné une perte de crédibilité de la part de l’Arabie saoudite, mais aussi des États-Unis, censés les protéger. » Pour l’ancienne ambassadrice américaine Barbara Leaf, « l’attaque a démontré que la dissuasion américaine ne fonctionnait pas. Cela dit, ajoute-t-elle, les partenaires du Golfe des États-Unis reconnaissent que la situation ne se prête pas à une réponse simple, ni même militaire, car ils se retrouveraient sur la ligne de front de toute confrontation directe entre Washington et Téhéran ».
En principe, l’Arabie saoudite et les États-Unis sont liés par le pacte de Quincy. Scellé en 1945 sur le croiseur américain USS Quincy entre le président américain Franklin Roosevelt et le fondateur du royaume d’Arabie saoudite, le roi Ibn Saoud, il est censé garantir la sécurité de la pétromonarchie contre son engagement à assurer l’approvisionnement énergétique américain ainsi que la stabilité du marché pétrolier. Or, depuis que les États-Unis sont devenus le premier producteur mondial d’hydrocarbures, grâce à l’exploitation du pétrole de schiste, l’alliance américano-saoudienne a du plomb dans l’aile.
MBS influence Trump
Les premières dissensions sont apparues en 2011, sous le mandat de Barack Obama. En plein Printemps arabe, l’Arabie saoudite n’a pas apprécié que l’administration américaine ne fasse pas obstacle au renversement du président égyptien Hosni Moubarak, grand allié de Riyad. Elle n’a pas supporté non plus que le président américain favorise, dès 2013, l’ouverture de discussions, tout d’abord secrètes, avec son grand rival régional, la République islamique d’Iran, qui ont abouti deux ans plus tard à l’accord sur le nucléaire iranien.
Après l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche en 2016, Riyad a pesé de tout son poids et de ses réseaux pour infléchir la politique étrangère des États-Unis. Aidé en ce sens par les Émirats arabes unis, le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane a noué une relation de proximité avec le gendre et conseiller spécial de Donald Trump, Jared Kushner. Avec un certain succès. Déjà notoirement hostile à la République islamique, le nouveau président américain a réservé son premier déplacement à l’étranger à l’Arabie saoudite, où il a désigné en mai 2017 l’Iran comme « principal financeur et organisateur du terrorisme » dans le monde et annoncé la signature de 380 milliards de dollars de contrats. « Donald Trump a été accueilli comme le messie à Riyad », explique la source diplomatique occidentale. « Après George W. Bush et Barack Obama, il partageait la préoccupation des Saoudiens pour l’Iran et a mis en place tout un système de sanctions qui a mis en branle l’économie iranienne. » Un an plus tard en effet, le président américain se retirait de l’accord sur le nucléaire iranien et imposait des sanctions sans précédent contre Téhéran.
« Pearl Harbor » saoudien
Problème, cette « pression maximale » de Washington était censée contraindre l’Iran à revenir à la table des négociations pour signer un accord global aux conditions de Donald Trump (sur le programme nucléaire, balistique et les « activités régionales » de la République islamique). Or, loin de céder au président américain, Téhéran a, au contraire, repris certaines activités nucléaires sensibles (fin de la limitation du stock et du degré d’enrichissement de l’uranium, reprises des activités de recherche et de développement nucléaires). En parallèle, la République islamique est soupçonnée d’être derrière la multiplication d’incidents dans le Golfe, depuis le mois de mai, contre les alliés arabes des États-Unis, notamment l’Arabie saoudite (attaques contre des pétroliers saoudiens en mer d’Oman et contre un oléoduc majeur dans la région de Riyad). « L’Iran envoie un message très clair pour faire monter les enchères vis-à-vis des États-Unis, et montrer à Donald Trump la conséquence de ses incohérences », estime Pierre Razoux, directeur de recherche à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (Irsem). « Les Iraniens se disent probablement que ni les Américains ni les Saoudiens n’ont intérêt à une riposte militaire visant le territoire iranien. »
S’il a annoncé l’envoi de troupes américaines supplémentaires dans la région, Donald Trump n’a jamais adressé de riposte militaire à l’Iran, que les services de renseignements estiment pourtant responsable des mystérieuses attaques. Pire, en juin, le président américain a refusé à la dernière minute de frapper la République islamique alors que les Gardiens de la révolution iraniens venaient d’abattre un drone de surveillance américain. Près d’une semaine après l’attaque des deux sites pétroliers qui a été vécue comme un « Pearl Harbor » saoudien, Donald Trump ne semble pas non plus prêt à venger militairement son allié. « Les Saoudiens auraient aimé une réponse ferme de la part des États-Unis », affirme la source diplomatique occidentale. « Mais ils ont compris que Trump ne souhaitait pas entrer en conflit ouvert avec l’Iran. »
Vendredi après-midi, le président américain a réuni ses principaux ministres et conseillers dans le bureau ovale pour se pencher sur les différentes options se présentant à lui. « Il n’y a jamais eu de pays plus préparé » à des frappes militaires, a-t-il prévenu, selon l’Agence France-Presse (AFP). « Mais ce n’est pas ce que je privilégie, si possible » , a-t-il néanmoins ajouté. Au contraire, Donald Trump a déclaré que le meilleur moyen d’« afficher la force » des États-Unis était de « faire preuve d’un peu de retenue ».
« Coup fatal »
« Le discours [ambivalent] du président des États-Unis participe à l’inquiétude des dirigeants du Golfe », estime l’ancienne ambassadrice américaine aux Émirats Barbara Leaf. « Restaurer la dissuasion – et donc assurer la sécurité des fournisseurs en énergie du Golfe – requiert des messages disciplinés des États-Unis, pas des menaces qui sonnent clairement creux pour Téhéran. »
Dans une tribune publiée ce vendredi dans le New York Times, le journaliste spécialiste du Moyen-Orient Robert F. Worth est allé encore plus loin. D’après lui, « les missiles qui ont frappé le week-end dernier l’Arabie saoudite n’ont pas simplement détruit des réservoirs de pétrole, ils ont porté un coup fatal à une doctrine qui pâlit depuis des années : la croyance selon laquelle les États-Unis maintiennent un parapluie sécuritaire capable de protéger les États riches en pétrole du golfe Persique de leurs ennemis – et spécialement de l’Iran ».