Dans un rapport édifiant, l’OCDE décrypte le rétrécissement et la fragilisation des classes moyennes dans les pays développés. Un facteur d’instabilité politique.
C’est un rapport sur l’écrasement des classes moyennes qui va particulièrement résonner en France, dans un contexte marqué par le mouvement des Gilets jaunes, interprété comme l’expression d’un ras-le-bol de la classe moyenne inférieure. Mercredi, l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) a publié une vaste étude* en anglais qui montre un mouvement général d’attrition des classes moyennes à travers ses pays membres. « Le rêve de la classe moyenne reste de plus en plus un rêve pour beaucoup », résument ses auteurs. De quoi expliquer la montée des partis populistes et la défiance croissante exprimée envers les institutions dans de nombreux pays.
Dans un précédent rapport sur les inégalités**, l’OCDE avait montré que les possibilités d’ascension sociale pour les classes moyennes inférieures s’étaient réduites ces dernières années. La France est particulièrement concernée. Il faut désormais six générations pour la descendance d’un foyer aux revenus modestes pour atteindre le revenu moyen des Français, un chiffre plus élevé que dans beaucoup de pays, preuve de la reproduction sociale (il est compris entre 2 et 5 générations).
Sous pression
Cette nouvelle étude montre comment les classes moyennes, ici définies comme les personnes gagnant entre 75 % du revenu médian*** d’un pays et le double de ce revenu médian, sont de plus en plus sous pression. En France, il s’agit de personnes dont le niveau de vie est compris entre 18 173 dollars et 48 462 dollars (le revenu est exprimé en dollar pour assurer une comparabilité internationale en parité de pouvoir d’achat).
Entre le milieu des années 80 et le milieu des années 2010, le nombre de foyers qui appartiennent aux classes moyennes s’est réduit de 64 % à 61 % du total. Le nombre de foyers aisés et pauvres a en revanche augmenté, reflétant une montée des inégalités. La France, de ce point de vue, reste bien placée. Les classes moyennes y représentent un groupe social plus large que dans la moyenne de l’OCDE, signe que le système les protège sans doute un peu mieux. Et ce chiffre est orienté à la hausse comme en Irlande.
La pression sur les classes moyennes est avant tout financière : leurs revenus n’ont quasiment pas progressé ces dix dernières années. Et sur trente ans, le revenu médian dans les pays de l’OCDE a progressé trois fois moins vite que celui des 10 % les plus riches. Le phénomène est particulièrement impressionnant aux États-Unis. Résultat, dans l’ensemble de l’OCDE, le revenu global des classes moyennes s’est dégradé par rapport à celui des 10 % les plus riches au fil du temps : il était quatre fois plus important que celui des 10 % les plus riches il y a 30 ans, aujourd’hui il est moins de trois fois plus élevé.
Le risque de l’endettement
Parallèlement, le coût de la vie des classes moyennes a progressé à cause de l’augmentation spécifique des prix de la santé, du logement et de l’éducation des enfants, trois dépenses au cœur des dépenses des classes moyennes, souligne l’OCDE. De ce point de vue, la France est plutôt en bonne position puisque la santé est prise en charge par la Sécu et les mutuelles, et parce que l’éducation est potentiellement quasiment gratuite grâce à l’école publique. Mais les études supérieures coûtent parfois tout de même de l’argent. Quant au prix des logements, il a augmenté bien plus vite que les revenus des classes moyennes.
Il n’en reste pas moins que le mode de vie des classes moyennes, qui accordent beaucoup d’importance à une certaine qualité de logement (elles sont souvent propriétaires ou rêvent de l’être) et investissent beaucoup dans l’éducation de leurs enfants, s’en est trouvé menacé à travers l’OCDE. Un ménage sur cinq appartenant aux classes moyennes est aujourd’hui obligé de dépenser plus qu’il ne gagne, ce qui génère un endettement croissant. « Le mode de vie typique des classes moyennes est de plus en plus coûteux », résument les auteurs de l’étude.
Dans 24 pays où les données sont disponibles, un ménage de classe moyenne sur deux déclare avoir des difficultés à boucler ses fins de mois. Quarante pour cent d’entre elles se sentent vulnérables, c’est-à-dire qu’elles ne pourraient pas faire face à une augmentation soudaine de leurs dépenses ou à une chute brutale de revenus. Cela se traduit par un pessimisme quant à leur avenir et celui de leurs enfants et par le sentiment, assez répandu, que « c’était mieux avant ». En France, le nombre de personnes qui citent la perspective de voir ses enfants faire moins bien qu’eux (que ce soit en termes de statut ou de confort de vie) parmi les trois grands risques pour l’avenir atteint plus de 70 %. Un chiffre au-dessus de la moyenne de l’OCDE (60 %).
Les jeunes les plus touchés
Sans doute encore plus grave, les jeunes ont de plus en plus de mal à se faire une place parmi les classes moyennes. Les générations précédentes sont en effet mieux protégées contre l’instabilité sur le marché du travail (ils bénéficient plus souvent de CDI en France) et sont mieux protégées contre le risque de pauvreté. La génération du baby-boom a profité d’une relative stabilité d’emploi pendant sa carrière et d’un système de retraites bien développé, relève l’OCDE. Dans l’Hexagone, la moitié des pauvres (si l’on retient comme définition ceux qui gagnent moins de 50 % du revenu médian) a moins de 30 ans. À l’inverse, parmi les personnes pauvres, on compte seulement 10 % de plus de 60 ans, selon l’Insee. Évidemment, cette situation n’est pas figée puisque le taux de pauvreté diminue avec l’âge. Mais tout de même.
L’étude de l’organisation internationale souligne un autre fait marquant. Les compétences nécessaires pour appartenir aux classes moyennes n’ont cessé de grimper. Avoir des compétences intermédiaires ne suffit plus pour en faire partie, souligne l’OCDE. Des métiers qui permettaient autrefois de se hisser parmi les classes moyennes ne le permettent plus. Cela peut expliquer une certaine « frustration sociale », d’autant plus qu’une personne sur six appartenant aux classes moyennes occupe un emploi qui risque d’être automatisé à l’avenir, s’alarme l’OCDE. Une tendance qui nourrit la peur du chômage et du déclassement…
Nombreux défis
Désormais, il faut souvent deux travail dans le foyer pour appartenir à la classe moyenne, dont l’un fortement qualifié, ce qui n’était pas le cas avant. Et encore, un deuxième emploi dans un couple est de moins en moins une assurance de figurer parmi les classes moyennes. Tout cela dans un contexte où le nombre de familles monoparentales augmente. Cet écrasement des classes moyennes pose de nombreux défis aux pays développés. Parce qu’elles sont souvent synonymes de stabilité politique et aident à financer les systèmes sociaux.
Face à une telle situation, l’OCDE appelle la plupart des pays à augmenter la progressivité de leur impôt qui ne cesse de diminuer, y compris en Europe, comme l’avait souligné une étude récente de l’Institut des politiques publiques (IPP). Elle appelle également les gouvernements à augmenter les taxes sur l’héritage et sur la détention d’un bien immobilier, à combattre l’optimisation fiscale (un mouvement bien engagé sous l’égide de l’organisation), et à favoriser la construction et la fourniture de logements accessibles. Des conseils qui varient évidemment de pays à pays. Le rapport de l’OCDE publié mardi sur la France montre que l’Hexagone a un profil particulier, déjà très redistributif. Ses recommandations générales n’y sont donc pas toujours pertinentes. Les inégalités, par exemple, n’y ont quasiment pas augmenté depuis 40 ans (voir graphique).
Lire aussi Face à la montée des inégalités, le modèle européen résiste tant bien que mal
*Under Pressure: The Squeezed Middle Class
**Le broken social elevator, la panne de l’ascenseur social
*** Le niveau de revenu qui partage la population en deux parts égales, l’une gagne plus, l’autre moins
Liste des pays membres de l’OCDE :
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Par Marc Vignaud