ENTRETIEN. L’ancien président François Hollande restitue les souvenirs très précis qu’il garde des attentats du 13 novembre 2015 contre le Stade de France, les terrasses parisiennes et le Bataclan.
Le Point : Qu’est-ce qui vous a le plus marqué en tant que chef d’État, mais aussi comme homme, au cours de ces événements tragiques qui ont endeuillé la France le 13 novembre 2015 ?
François Hollande : Bien entendu, cet enchaînement pour ne pas dire ce déchaînement de violences, la folie meurtrière des terroristes. Je suis saisi dès le Stade de France par l’acte premier, mais vont suivre une série d’informations qui se révèlent plus dramatiques les unes que les autres, plus meurtrières encore. C’est cette spirale, cette succession qui est la plus douloureuse, car comment savoir quand cette horreur va finir.
Comment le vivez-vous humainement ?
Pour le président qui doit faire face à une attaque d’une envergure inédite, qui se retrouve confronté à la guerre sur son propre sol, c’est d’abord l’esprit de décision qui doit l’emporter. Comment agir, pas simplement réagir ? Comment intervenir ? Comment protéger les Français ? Comment leur parler ? Et tout cela en ressentant au plus profond de soi une émotion comme père de famille… Mes enfants vivent et sortent dans ces quartiers proches du Bataclan ; un de mes fils est présent parmi les spectateurs du Stade de France. J’imagine alors l’angoisse des parents. Je mesure ce que les femmes et les hommes qui ont vu les terroristes commettre ces crimes peuvent ressentir. C’est pourquoi je décide d’aller au plus près du Bataclan pour soutenir les équipes qui recueillent les blessés, m’assurer que le dispositif de sécurité est pleinement en place, mais surtout pour rencontrer les rescapés à mesure qu’ils sortent de la salle. Je les ai vus hagards, titubants, s’embrassant, s’étreignant de douleur. Ce sont des survivants, qui ont dans leurs yeux l’effroi qu’ils garderont en eux leur vie entière. Ces images seront non seulement inoubliables, mais aussi ineffaçables. On retient les morts, les victimes, mais n’oublions pas les nombreux blessés psychologiques.
On se souvient de l’image de cette policière vous annonçant les attaques à l’oreille alors que vous êtes assis dans la tribune présidentielle du Stade de France pour assister au match France-Allemagne… Qu’avez-vous en tête à ce moment-là ?
J’avais déjà un doute après avoir entendu une première explosion amortie par la foule quelques minutes après le début du match, puis il y eut une deuxième détonation. Mais je ne perçois aucun mouvement de panique dans le stade ni sur le terrain. Il peut donc s’agir d’un pétard ou d’une bombe agricole. Cela semble venir de l’extérieur ; ce qui d’une certaine manière peut nous rassurer, si je puis dire, mais néanmoins nous interpeller. La responsable du groupe de sécurité de la présidence de la République (GSPR) vient m’annoncer qu’une bombe a explosé et qu’il y a déjà un mort – en fait, ils sont deux, mais on ne le sait pas encore. J’apprends donc qu’un acte terroriste est en cours. Mais je n’en connais pas l’ampleur. Il peut être limité au Stade de France, ce qui est déjà d’une extrême gravité compte tenu du nombre de spectateurs. Je ne quitte pas tout de suite mon siège, car le départ du président de la République peut créer un mouvement de panique. J’attends quelques minutes, au cours desquelles la France, d’ailleurs, marque un but ; les spectateurs restent pris par le match. Puis, vers la 30e minute, je m’éclipse, et je monte dans la salle de commandement, où sont réunis les responsables policiers, médecins, pompiers, l’ensemble des services de sécurité. C’est alors que je suis informé par le Premier ministre Manuel Valls, qui se trouve dans le 11e arrondissement, qu’il se passe quelque chose là-bas.
Que vous dit Manuel Valls, et de quelle manière ?
Au téléphone, il a cette formule : « Ça revient… » Habitant le quartier de la Bastille, il entend les tirs de chez lui. Il a la voix marquée, pas voilée, émue, et en même temps il est déjà dans l’action qu’il faut engager. On me transmet les informations sur les premières terrasses touchées. Et le nombre de morts, de victimes ne va cesser d’enfler. J’appelle Bernard Cazeneuve, le ministre de l’Intérieur. Je lui dis de venir tout de suite me rejoindre au Stade de France, pendant que Manuel Valls se rend au ministère de l’Intérieur. Nous prenons la mesure de ce qui se produit. Nous pensons que le stade est sécurisé à l’intérieur, et qu’il n’y a pas de trace de terroristes à l’extérieur. Je regagne donc ma place dans la tribune pour suivre le match France-Allemagne, aux côtés de Franck-Walter Steinmeier, ministre des Affaires étrangères d’Allemagne – dont il est le président aujourd’hui – et de Claude Bartolone, président de l’Assemblée nationale ; je les informe de la situation et je leur demande de rester. Ma crainte est que les spectateurs dans le stade apprennent par les réseaux sociaux qu’une bombe a explosé au plus près du stade et qu’ils aient la volonté de quitter les lieux.
Comment gardez-vous votre calme ?
Je sais que la France est une cible du terrorisme islamiste. Nous avons été frappés par les attentats contre Charlie Hebdo puis l’Hyper Cacher, plusieurs projets d’attentats ont été déjoués. Nous ne sommes plus face à quelques individus qui paraissent agir seuls, sans support logistique, sans équipes pour les évacuer. Par la multiplicité des cibles et le nombre de victimes, il est clair que nous sommes confrontés à un acte préparé de longue main et d’une ampleur qui n’a rien à voir avec les précédentes attaques, ce qui sera démontré par la suite. Nous entrons dans une autre dimension de la guerre que le terrorisme islamiste nous livre. Daech est alors au maximum de sa puissance à l’époque : il a conquis Mossoul, il occupe Raqqa, le tiers de la Syrie, une grande partie du nord de l’Irak, il a proclamé le califat, il recrute des combattants en grand nombre… Il n’y a aucun doute sur l’origine et la nature de l’attentat. Nous nous enfonçons dans la nuit avec les seules questions qui vaillent à cet instant : quand ces attaques vont-elles s’arrêter ? Combien de morts et de blessés sont à déplorer et à pleurer ? Quand serons-nous sûrs ? Cette guerre qui s’est déclarée sur notre sol ne va-t-elle pas se prolonger le lendemain, et sous une autre forme ?
Comment contrôlez-vous vos émotions ?
J’essaye d’être ce que je suis, à savoir un être humain placé par mes fonctions dans une position qui exige sang-froid et maîtrise. Les Français attendent de leur président qu’il ait des sentiments, mais qu’il ne soit pas emporté par eux, qu’il soit lucide dans les décisions graves qu’il a à prendre. Qu’il conjugue compassion et fermeté. Le chef de l’État a le devoir de marquer par ses actes ce que la communauté nationale attend de lui, pas seulement une réaction de douleur, de peine partagée, mais aussi de fermeté, d’unité. Il faut parler à la nation.
Vous le décidez tout de suite ?
Certains me poussent à m’exprimer rapidement. Je refuse tant que les opérations ne sont pas terminées et que le Conseil des ministres n’a pas été réuni, préalable essentiel au déclenchement de l’état d’urgence. D’autres me conseillent de ne pas parler : je suis convaincu du contraire. Autre option avancée : demander au ministre de l’Intérieur ou au Premier ministre de répondre aux questions des journalistes. Là aussi, impossible. C’est le président qui est en première ligne. On s’interroge beaucoup sur les institutions, moi le premier, mais, dans de telles circonstances, il n’y a qu’une seule autorité qui puisse s’exprimer, c’est le président de la République : il peut y avoir des informations à donner, des chiffres dramatiques à livrer, des procédures à engager, mais la nation attend que le président parle. Il est plus de minuit, et je décide de m’adresser aux Français. Mais je n’écris pas une allocution. Je m’isole seulement trois à quatre minutes, car le temps est compté, je sais ce que je vais dire. Je griffonne quelques phrases. Je confirme ce qui vient de se produire, « une horreur » ; je nomme l’ennemi, le terrorisme islamiste et Daech ; puis j’annonce les décisions, l’état d’urgence ; j’exprime notre douleur et appelle à ne pas céder à la peur. Finalement, je ne respecte pas cet ordre-là. L’important est de commencer par l’émotion. Il faut qualifier le fait. D’où cette phrase : « C’est une horreur… »
Ressentez-vous de la peur ?
Pour moi-même non, à aucun moment. Pour les Français, oui. Que risquent-ils ? Que devons-nous redouter collectivement ? Que cherchent les terroristes islamistes ? Ils veulent nous diviser, créer une séparation, ouvrir une guerre de religion, créer une défiance entre nous, provoquer une peur qui crée l’affrontement, briser notre unité. Après Charlie et l’Hyper Cacher, le consensus était évident ; avec le Bataclan, je sais qu’il sera bien plus difficile à obtenir. Certains vont nous reprocher d’intervenir en Syrie et en Irak, d’autres nous feront le procès de n’avoir pas suffisamment protégé tous les lieux… L’extrême droite, qui s’était mise de côté lors de la grande manifestation du 11 janvier, est déjà prête à ouvrir la polémique. La droite peut être tentée de surenchérir alors que les élections régionales approchent. Il y avait la COP21 prévue au début du mois de décembre, dont certains et non des moindres me demandaient l’annulation.
Qu’en est-il au sein du gouvernement ?
Les ministres réagissent comme les Français. Tous n’ont pas le même niveau d’informations. Plusieurs étaient sortis ce soir-là, à la faveur d’un temps assez clément. Ils découvrent l’horreur en rentrant chez eux, à 22 h 30. Quand je réunis le Conseil des ministres, tous sont frappés de stupeur, de sidération. Autour de la table il y a aussi des pères et des mères de famille… Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense, n’est pas là, il est en déplacement en Bretagne, je crois, mais il a transmis mes ordres aux armées. La ministre de la Santé Marisol Touraine est entièrement mobilisée pour l’accueil des blessés. Mais d’autres ministres sont plus lointains dans la chaîne de décision. Ils veillent néanmoins à être présents. Comme Emmanuel Macron et Ségolène Royal.
Bernard Cazeneuve a écrit dans le livre qu’il vient de publier que ces événements lui ont fait éprouver « un sentiment de vieillissement ». C’est aussi le cas pour vous ?
Comment sortir indemne de cette horreur ? Être président, c’est être conscient du caractère tragique de l’histoire, même si celle-ci offre des instants de fierté. C’est peut-être ce que la politique n’arrive pas toujours à intégrer. Beaucoup pensent qu’elle se réduit à des joutes, des calculs, des intrigues. Qu’elle n’est que cynisme et ambitions. Or, la politique, c’est toujours se dépasser pour le bien commun, c’est croire en des valeurs, c’est servir la nation. Je ne connais pas de mandat présidentiel qui n’ait été touché par le tragique. Sans remonter à de Gaulle avec la guerre d’Algérie et le Petit-Clamart, tous les présidents ont connu des attentats, des conflits meurtriers. Le président est toujours dans la rencontre avec l’histoire dans ce qu’elle a à la fois de bouleversant ou de stimulant comme des événements majeurs pour l’humanité, mais aussi dans ce qu’elle a de dramatique. La mort ne cesse d’accompagner la vie des présidents.